La lecture, un loisir qui fait du bien aux enfants
Frédéric Bernard, Université de StrasbourgApprendre à lire demande un investissement sur plusieurs années, qui va bien au-delà du CP, pour que les enfants soient en mesure de réussir à identifier dans un premier temps les mots individuels, ce que l’on appelle le décodage, puis comprendre le sens de phrases et de textes. Cependant, ces efforts sont largement récompensés si l’on en croit les résultats de nombreuses études publiées ces dernières décennies et qui ont établi les bienfaits de la pratique régulière de la lecture sur le développement des facultés cognitives (par exemple le langage, l’attention ou la mémoire) et des capacités socio-émotionnelles (permettant par exemple de reconnaître les émotions exprimées par autrui et de faire preuve d’empathie).
Signe de l’importance de ce sujet, celui-ci est l’objet du nouveau livre du chercheur en neurosciences Michel Desmurget, qui, après avoir publié en 2019 La fabrique du crétin digital, un ouvrage critiquant les effets d’un usage excessif des écrans et ayant reçu beaucoup d’attention, a publié en septembre 2023 Faites les lire ! Pour en finir avec le crétin digital.
Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur fait le constat de la baisse du temps alloué à la lecture ces dernières décennies chez les enfants, notamment les adolescents, sous l’effet probable d’un usage de plus en plus important des écrans à visée principalement récréative. Il rappelle, références à l’appui, les bienfaits de la lecture pour le plaisir sur le développement des enfants et propose d’inciter les plus jeunes à intensifier cette pratique.
Au-delà du livre de Michel Desmurget, une étude récente publiée par Yun-Jun Sun et ses collègues dans le journal Psychological Medicine vient apporter un nouvel éclairage sur les mécanismes complexes impliqués dans les bienfaits de la lecture chez l’enfant en s’arrêtant notamment sur ses effets sur le cerveau.
Des données auprès de 10000 jeunes lecteurs
Les données obtenues auprès de plus de 10 000 enfants américains d’âges compris entre 9 et 13 ans dans le cadre du projet ABCD (pour Adolescent Brain and Cognitive Development) ont été analysées. Il s’agit d’une cohorte très importante qui a été constituée dans le cadre d’un consortium regroupant 21 centres de recherche aux États-Unis et qui met à disposition les données obtenues à des chercheurs qui ne font pas forcément partie de ce consortium, comme c’est le cas pour Yun-Jun Sun et ses collègues.
L’avantage de cette approche est de permettre l’analyse de données très nombreuses et plus facilement généralisables à la population. L’inconvénient, c’est que le protocole ne sera pas aussi fin ou spécifique en termes de tests utilisés qu’avec une étude monocentrique associée à un échantillon plus limité.
Des mesures reflétant le niveau de lecture pour le plaisir des enfants ont été obtenues à partir d’un questionnaire rempli par leurs parents et comprenant les deux questions spécifiques suivantes : « Pendant combien d’années votre enfant a-t-il lu pour le plaisir ? » et « Environ combien d’heures par semaine votre enfant pratique-t-il la lecture pour le plaisir ? »
Il est important de préciser que ces mesures ne sont pas exemptes de biais, comme celui de « désirabilité sociale », qui amène à avoir tendance à répondre de manière potentiellement biaisée pour donner l’impression de correspondre aux meilleurs « standards » par rapport à des normes éducatives. Ainsi, les auteurs de l’étude n’ont pas pu contrôler correctement ce genre de biais en utilisant, en complément, un test de reconnaissance d’auteurs (qui consiste à présenter une liste de noms d’auteurs à reconnaître parmi d’autres noms pour évaluer le niveau de connaissance de l’univers de la lecture).
Une évaluation neurocognitive a été faite pour obtenir des scores reflétant le niveau cognitif ou intellectuel des enfants (langage, mémoire, raisonnement, etc.). En outre, une échelle spécifique (Child Behaviour Checklist ou CBCL) a été administrée aux parents pour évaluer la présence éventuelle de signes ou de symptômes psychopathologiques et/ou de troubles du comportement chez leur enfant (trouble de l’attention, non-respect des règles, agressivité, stress, dépression, etc.).
Enfin, une image du cerveau de chaque enfant a été obtenue par IRM (imagerie par résonance magnétique) pour mesurer entre autres choses le volume des différentes régions ou parties du cerveau.
Les effets de la lecture sur le bien-être et le développement du langage via le cerveau
L’analyse des résultats montre, entre autres choses, des corrélations positives entre le niveau de lecture pour le plaisir et deux scores cognitifs : un score cognitif global, et un autre de mémoire verbale. Le niveau de lecture pour le plaisir était aussi positivement corrélé au niveau de développement du langage et à la réussite scolaire des enfants. À côté de cela, des corrélations négatives ont été mises en évidence entre le niveau de lecture pour le plaisir et des scores reflétant l’état mental des adolescents. Par ailleurs, le niveau de lecture pour le plaisir était aussi corrélé négativement avec le temps total d’écran des enfants.
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L’analyse des données obtenues par IRM montre que le niveau de lecture pour le plaisir était positivement corrélé au volume de plusieurs régions appartenant à un réseau connu pour sous-tendre le langage (notamment des régions fronto-temporales) ou à un réseau sous-tendant plutôt le système visuel et comprenant notamment les régions occipitales.
En outre, le volume de la plupart de ces régions était aussi positivement corrélé avec les scores cognitifs et négativement corrélé avec les troubles attentionnels et psychopathologiques et une analyse de médiation mettait en évidence le rôle médiateur qu’aurait le cerveau entre la lecture pour le plaisir et la cognition et le bien-être des adolescents. Ainsi, la lecture pour le plaisir aurait un effet sur le développement de certains réseaux de régions cérébrales qui aurait lui-même pour conséquence l’amélioration de la cognition et du bien-être des adolescents.
Dans cette étude, les enfants qui ont les meilleurs résultats (cognition plus élevée et moins de troubles de l’attention et du comportement) sont ceux qui lisent de façon régulière et intensive (environ 12 heures par semaine). Dès lors, lire toujours plus serait-il bénéfique ? Non, selon les résultats de l’étude puisqu’une durée de lecture hebdomadaire plus importante s’accompagne non seulement d’une absence d’amélioration des fonctions cognitives mais d’un léger déclin de celles-ci. Cela confirme le fait que le développement de la cognition ne dépend pas uniquement de la lecture, mais aussi d’autres activités, par exemple le sport ou les interactions sociales.
Les atouts à long terme de la lecture
L’ensemble des résultats que nous venons de décrire sommairement confirment les effets positifs de la lecture pour le plaisir sur la cognition, le bien-être et le cerveau des adolescents. Cela ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Par exemple, nous pouvons nous demander si ces bienfaits sont seulement ponctuels, sur quelques années, ou s’ils sont durables – et peuvent avoir des répercussions sur plusieurs décennies, voire la vie entière.
L’étude de la persistance éventuelle de ces effets nous permettra de déterminer la meilleure façon de pratiquer la lecture afin de contribuer à l’optimisation du développement neurocognitif des individus tout au long de leur vie en les aidant par exemple à mieux résister face à certains effets du vieillissement. Il s’agirait ainsi d’envisager d’intégrer la mesure de la lecture pour le plaisir à celle de ce que l’on appelle la réserve cognitive, un facteur bien connu pour contribuer à l’optimisation du développement des individus et les aider à mieux faire face lorsque des atteintes cérébrales se manifestent.
Frédéric Bernard, Maître de conférences en neuropsychologie, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.