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Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde a vécu dans la conviction qu’il n’y avait pas d’alternative au « technologisme » de notre temps. Flickr/Christopher Dombres

La « fin de l’abondance », une chance pour renouer avec notre humanité

Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde a vécu dans la conviction qu’il n’y avait pas d’alternative au « technologisme » de notre temps. Flickr/Christopher Dombres
Laurent Bibard, ESSEC

Lors du conseil des ministres du 24 août dernier, le président de la République Emanuel Macron a évoqué « la fin de l’abondance », « la fin de l’évidence » et « la fin de l’insouciance ». Ces propos ont suscité de vives indignations, bien évidemment en particulier de la part de ceux qui représentent les parties de la population les plus démunies.

Il y a en effet de quoi éprouver un sentiment de scandale voire de naïveté à une telle annonce : qui vit de nos jours dans l’abondance, dans l’insouciance, dans l’évidence, à part les classes sociales les plus riches, de plus en plus riches, et de moins en moins nombreuses (dans un contexte où disparaissent les classes moyennes) ?

Le propos du chef de l’État n’est cependant pas dénué de sens. Mais c’est au terme d’« évidence » plutôt qu’à ceux d’« abondance » et d’« insouciance » qu’il faut s’arrêter pour y réfléchir à deux fois.

« There is no alternative »

Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde a en effet vécu dans la conviction de plus en plus dominante qu’il n’y avait pas d’alternative au libéralisme, au capitalisme, au « technologisme » de notre temps. Et l’arrière-plan fondamental de cette présupposition est que nous – les humains – allions mettre sous contrôle la nature – humaine et non humaine. Et la mise sous contrôle, disons du monde entier, allait garantir notre sécurité et notre paix civiles.

Nous pourrions enfin jouir de tout dans l’insouciance et une abondance généralisée. Cela avait été annoncé par l’usage incantatoire qu’avait fait en son temps la première ministre britannique Margaret Thatcher de l’acronyme « TINA » : « il n’y a pas d’alternative » (« There Is No Alternative »). Un seul monde est viable, le monde libre du capitalisme libéral adossé aux sciences et aux technologies.

Or, nous n’avons pas fini de croire à ce monde-là. Malgré la crise du Covid-19, l’on ne cesse d’entendre que nous allons revenir à la « normale » – c’est-à-dire au monde d’« avant ». Au monde d’avant le Covid. Laquelle pandémie a été la seule à même de nous faire un peu lever le nez du guidon ou sortir la tête de dessous la terre.

Jusque-là, depuis 1989, le monde entier faisait l’autruche, malgré les crises gravissimes dont il était affecté. Les attentats du 11-Septembre et leurs suites, la crise financière de 2008, la catastrophe de Fukushima, et j’en passe. Non pas qu’une partie toujours insupportablement importante de la population mondiale ne souffrît pas de faim, de précarité, d’exil et de violences. Mais l’on continuait de faire « comme si » on allait mettre un terme à tout cela, en mettant tout sous contrôle et maîtriser.

Il a fallu les confinements pour que l’on se réveille de la torpeur post-guerre froide, mais nous persistons à rêver que le monde d’« avant » revienne sur scène, comme si de rien n’avait été.

Confronté à un été catastrophique sur le plan climatique, sur le fond de la guerre plus du tout froide imposée par la Russie à l’Ukraine, avec en arrière-plan la crise du Covid qui menace et menacera de reprendre à chaque changement de saison, le président Emmanuel Macron a sans doute raison d’attirer notre attention sur la fin peut-être pas de l’abondance, mais en tout cas de l’insouciance et des évidences.

Le monde n’est plus « évident ». Il ne se « dévide » plus comme si de rien n’était. Nous ne le tenons pas sous contrôle. Quoi qu’on en ait, notre paix et notre sécurité civiles ne sont pas garanties. On ne peut plus, on ne peut en rien les tenir pour acquises.

Pourquoi vouloir la 5G ?

Cela a-t-il cependant jamais été le cas ? Les guerres et les crises se sont-elles vraiment arrêtées depuis l’effondrement du mur de Berlin ? Avons-nous lucidement vécu les quelques décennies passées ? Fascinés par les nouvelles technologies et les potentiels gigantesques qu’elles laissent imaginer, obnubilés par les start-up, frénétiquement accrochés au profit et à la surconsommation, souhaitant oublier que la mort est toujours le lot de notre humanité mortelle et potentiellement malade, avons-nous vraiment cultivé notre conscience du monde où nous vivons ? Il faut sans doute reconnaître que non.

Nous avons voulu faire comme si nous pouvions vivre dans l’insouciance, dans l’abondance, dans les évidences de notre monde. Y compris les classes sociales les plus démunies, dont le but principal est toujours, si l’on en croit les analyses les plus averties de la vie sociale et politique comme le sont celle d’un Alexis de Tocqueville, de se hausser au niveau de possessions, de richesse, d’abondance, des classes sociales les plus nanties. La pauvreté est toujours relative, au sens où manquer de ce dont les autres jouissent augmente significativement le sentiment de dénuement.

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Les affirmations de notre président ont quelque chose d’indéniable : l’évidence, ou les évidences, sur le fond desquelles nous vivions ou voulions vivre ne sont plus de mise. Il nous faut tout remettre sur le métier. Il nous faut interroger ce que nous voulons, pourquoi nous le voulons, comment nous le voulons.

Par exemple – et c’est symptomatique – faut-il vraiment vouloir un nouvel iPhone, la 5G, de nouveaux logiciels, qui ont pour condition de leur mise en œuvre la fabrication de nouveaux ordinateurs, téléphones, tablettes, etc, rendant les précédents caducs, et conduisant à l’épuisement des ressources comme les métaux rares ? Nous devons bien évidemment nous demander de manière générale vers quoi et pourquoi nous courons. C’est ça la mise en question des évidences, de l’insouciance, de l’abondance.

Pour bien l’entendre, il faut interpréter le propos d’Emmanuel Macron sur le plan fondamentalement humain de notre capacité à interroger le réel et à nous mettre en question. Or, nous savons toutes et tous interroger le réel et nous-mêmes. Nous savons toutes et tous faire un pas de côté. On pourrait dire que c’est même le propre de ce qui fait notre commune humanité. Voyons en quoi et à quoi cela nous engage au quotidien.

Mis en demeure

Depuis que nous nous sommes mis debout, nous humains, sommes faits à la fois d’une capacité et d’un désir de contrôle de notre monde à proportion de ce que la verticalisation a rendu possible : une vue au loin, une maîtrise de notre environnement, la prévention contre les prédateurs, l’identification de nos proies, etc. De l’autre côté, la position debout nous rend significativement plus vulnérables à la chute que lorsque nous vivions à quatre pattes.

La dynamique de la marche le signale clairement : marcher c’est commencer par tomber en avançant le pied, et rattraper le déséquilibre en reposant le pied au sol. La marche n’est pas seulement une image utile. Elle est à la fois une métaphore et la réalité de nos vies lorsque nous vivons des vies véritablement humaines. Se tenir debout sur un sol stable symbolise parfaitement le fait d’être posé sur des évidences que nous n’interrogeons pas.

Insouciance et abondance.

Elles sont ce que l’on tient pour acquis, à partir de quoi nous pouvons nous élancer vers des tas d’autres choses – à partir de quoi nous levons le pied pour aller « ailleurs ». Le problème est que nous avons une sérieuse tendance à rester immobiles sur le sol stable sur lequel nous sommes posés, dans nos « zones de confort ». Tous les humains, président ou pas.

Depuis 1989, notre sol stable était symbolisable par l’acronyme « TINA ». Aucun autre monde n’était possible ni même imaginable. Voilà qu’au travers de crises aussi radicales et graves que celle du Covid-19, du climat, et des guerres, nous sommes mis en demeure de nous mettre à marcher. À lever le pied de nos évidences.

Du monde à l’« immonde »

Nous l’avons suggéré plus haut : l’abondance (relative), l’insouciance et les évidences tiennent du même registre. Être posé sur des évidences que l’on n’interroge jamais, c’est à proprement parler de l’insouciance. C’est n’avoir en vue que de jouir de l’abondance qui nous est accessible, quelle que soit la classe sociale à laquelle on appartient. Alors que notre humanité est faite d’une tension constitutive entre évidence – se tenir debout immobile sur un sol solide et stable – et mise en question – ou élan vers autre chose toujours d’abord inconnu. Marcher, c’est d’abord prendre le risque de tomber dans l’inconnu.

Si elle est entière, notre humanité est faite à la fois d’évidences, de désirs d’abondance et d’insouciance, et de mises en question du réel, de pauvreté, de « souci ». Et vouloir n’être que l’un – qu’évidences, abondance (encore une fois, toujours strictement relative) insouciance – ou n’être que dans l’autre – n’être que dans le doute, la pauvreté, le souci – nous déshumanise ou nous rend fou.

Nous étions en train de nous déshumaniser depuis « TINA ». Il ne s’agit en aucun cas de se réjouir de la situation dramatique actuelle. Mais si cette situation est propre à nous faire sortir nos têtes de sous la terre, c’est une chance pour notre humanité. Se tenir immobile debout sur un sol solide dont on ne démord jamais tient de la plus grande bêtise voire de la plus profonde brutalité.

Comme le dit le dicton, « il n’y a que les c… qui ne changent jamais d’avis ». Gardons cependant clairement à l’esprit que si le monde n’est que mise en doute, qu’interrogations, que soucis, que pauvreté ou manque, ce n’est plus un « monde ». Cela devient, comme le dit si clairement le mot, « immonde ». C’est le chaos et c’est invivable.

Courage

Comment faire alors ? Comment vivre dans une crise permanente ? Cela revient à ne faire que tomber, à ne plus avoir de sol. C’est à proprement parler invivable.

La bonne nouvelle est que tant qu’on n’est pas mort, on a toujours un sol. Le sol minimum que nous ne voyons pas parce que nous sommes posés dessus, le plus souvent exclusivement poussés par nos envies et nos désirs, est la vie même. Infinie richesse si l’on y prend garde. Car la vie est toujours faite d’un minimum d’évidences, de choses que l’on tient pour acquises, et qui restent possibles.

Ces choses que nous tenons pour acquises et qui restent possibles tiennent des apprentissages les plus archaïques que nous faisons dès l’enfance : celui d’une langue que l’on parle, celui de la manière de se vêtir, de parler, d’échanger avec les autres, de faire communauté. Notre appui fondamental, c’est tout ce que l’on a appris à faire depuis l’enfance.

Ce que nous avons appris à faire depuis l’enfance, qu’il faut sur certains plans, à certains moments, remettre en question, constitue tout autant le sol solide sur lequel nous sommes posés. Encore faut-il, pour vivre de manière pleinement humaine, sans cesse trier entre ce que nous pouvons – voire que nous devons – garder et qui restera sol solide – et ce qu’il faut quitter, abandonner, changer.

À ce compte, vivre en acceptant l’idée que c’est la fin de la (seule) évidence, de la (seule) abondance, de la (seule) insouciance, c’est sans cesse remettre sur le métier de séparer le grain de l’ivraie. L’ivraie est faite de ce qu’il faut quitter. Le grain, de ce qu’il faut garder. Plus, qu’il faut aider à germer.

Cela demande du courage, de la détermination, de la lucidité, d’une aide qui s’appelle éducation. Nous avions simplement oublié de le faire. Depuis trente ans. Il est temps de s’y remettre tous ensemble, dûment aidés par celles et ceux qui ont déjà appris à le faire, ou qui l’ont jamais oublié de le faire.

Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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