Phoebe Dynevor,et Regé-Jean Page dans La Chronique des Bridgerton. Liam Daniel/Netflix
Jean-Luc Bonniol, Aix-Marseille Université (AMU)Depuis sa sortie le 25 décembre 2020 sur la plate-forme Netflix, la série La Chronique des Bridgerton connaît un indéniable succès, tempéré par quelques réserves face à ce que certains jugent comme une bluette superficielle…
Série américaine qui fait revivre un pan de l’histoire de la société britannique au temps de la Régence (au tout début du XIXe siècle), elle s’inscrit dans la veine des romans de Jane Austen, ainsi que dans la ligne des séries « en costume » à succès, comme Downton Abbey. Elle présente en effet le destin de deux familles de l’aristocratie britannique de l’époque, les Bridgerton et les Featherington, autour de la vie des enfants (notamment l’aînée des filles Bridgerton, Daphne), et de l’entourage de ces familles, avec la reconstitution des bals fastueux qui étaient donnés à l’occasion de la « saison » de présentation des jeunes filles à marier dans la bonne société de l’époque.
Lors du visionnage du premier épisode, où l’on découvre les membres de ces deux familles, assorties d’une mystérieuse voix off omnisciente, celle d’une certaine Lady Whistledown, l’étonnement s’empare du spectateur : hormis les membres de ces familles, parfaitement « blancs » comme on pourrait s’y attendre, tous les personnages qui les environnent, à tous les niveaux sociaux, apparaissent racialement divers, à commencer par la reine Charlotte, à la carnation très brune, sous le casque formé par une chevelure complexe… Même impression de mélange racial à l’arrivée de deux nouveaux personnages, une lointaine jeune cousine d’allure métissée dans la famille des Featherington et un jeune homme, Simon Basset, manifestement lui aussi « de couleur », le jeune duc de Hastings (interprété par l’acteur d’origine zimbabwéenne René-Jean Page), qui va être amené à jouer un rôle majeur dans la chronique, car faux prétendant de la jeune Daphne, jusqu’à ce que l’amour, comme dans une pièce de Marivaux, fasse valoir ses droits…
Afin d’éclairer le choix de ce casting uchronique, il convient d’abord d’examiner les conditions de production de l’œuvre, et par là les intentions de ses concepteurs, puis d’interroger les modalités de sa réception, tant aux États-Unis qu’en France.
Production et conception de la série
La Chronique des Bridgerton est une adaptation de la collection éponyme signée Julia Quinn, une des reines des romans historiques à l’eau de rose. Elle est produite par Shonda Rhimes, qui a créé les séries à succès Grey’s Anatomy, Private Practice et Scandal. Elle-même Afro-Américaine, surnommée « the queen of television », elle est à la tête de l’importante société de production Shondaland, connue comme étant un employeur « inclusif » créant des univers à forte diversité ethnique. Elle a choisi pour ce faire le showrunner Chris Van Dusen, qui avait lui-même déjà travaillé pour les séries à succès de Shonda Rhimes. C’est donc lui qui a développé l’uchronie constitutive de la série.
Celle-ci prend comme point de départ une période très précise de l’histoire de la Grande-Bretagne, celle dite de la Régence, lorsque le roi Gorges III est atteint de maladie mentale et que le Royaume est confié à son fils, le futur Georges IV. Mais celui-ci n’apparaît pas dans la série : c’est sa mère, la reine Charlotte, qui est portée au premier plan (interprétée par l’actrice d’origine guyanaise Golda Rosheuvel). Et c’est ce personnage qui va être le point d’accroche de l’uchronie. Chris Van Dusen utilise en fait un mythe historique, selon lequel la reine Charlotte aurait eu une lointaine origine africaine, par l’intermédiaire d’une aïeule portugaise, Margarita de Sousa y Castro.
Le débat sur cette origine s’est surtout développé aux États-Unis, puisqu’il figure au centre des enjeux mémoriels dans la ville la plus importante de Caroline du Nord, Charlotte (nommée au XVIIIe siècle du nom de la reine). Ces affrontements mémoriels, liés à l’importance démographique des Afro-Américains dans l’histoire de la ville, s’y sont développés depuis le début du XXe siècle.
Ils se centrent sur un certain nombre de portraits de la reine, dont beaucoup présentent effectivement une apparence physique qui évoque irrésistiblement un certain type de métissage (peau claire et traits du visage rappelant une origine africaine), ainsi que sur quelques notations de l’époque qui la décrivent comme une « mulâtresse » (même si d’autres portraits soulignent aussi une peau très pâle et des yeux bleus). Quoiqu’il en soit, l’occasion était belle de développer, à partir ce mythe, une narration laissant entendre que la reine aurait utilisé son statut pour métisser la société anglaise.
D’où la volonté de mettre en place un casting inclusif, afin de représenter la société dans sa diversité actuelle. Il ne s’agit pas là de la première tentative de donner des rôles de personnages blancs à des acteurs « noirs ».
On peut se rappeler le film de Kenneth Branagh qui avait adapté la pièce de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, où Denzel Washington tenait le rôle du prince Don Pedro d’Aragon (1993). Plus récemment, la comédie musicale Hamilton, du Porto-Ricain Lin-Maniel Miranda, qui raconte l’histoire d’Alexander Hamilton, l’un des Pères fondateurs de la nation américaine, a également donné lieu à un casting inclusif.
Mais l’originalité de La Chronique des Bridgerton est d’avoir intégré ce choix de casting dans la fabrique même de l’œuvre, en s’appuyant sur une histoire alternative, dont l’une des clefs est donnée, de manière très discrète, au milieu de la série, lors d’une conversation entre Lady Danbury (dont le rôle est tenu par l’actrice ghanéenne Adjoa Andoh), l’une des grandes ordonnatrices des événements mondains, et son protégé Simon, duc de Hastings :
« Nous étions deux sociétés séparées divisées par la couleur jusqu’à ce qu’un roi tombe amoureux de l’une d’entre nous. Amour, Votre Grâce, conquiert tout… »
Loin donc, selon les concepteurs, d’une vision dite « daltonienne » qui serait aveugle à la couleur, il s’agit, selon les termes mêmes de Chris van Dusen, de mieux refléter la société contemporaine, dans toute la palette de sa diversité.
La réception de la série, des États-Unis à la France
Ce discours s’inscrit en effet dans une opposition, importante dans les représentations idéologisées de la race aux États-Unis, entre la conscience de la couleur (color consciousness) et la cécité à la couleur (color blindness), aveuglement auquel est souvent appliqué le qualificatif de « daltonien ». Il apparaît dans ces conditions comme une tentative d’échapper à l’accusation d’oublier la race, charge qui peut se révéler redoutable dans une société américaine obsédée par la couleur et animée par la volonté de tout voir à travers le prisme racial. Ainsi la formule color blind, qui fut arborée autrefois par les libéraux antiracistes est-elle aujourd’hui taxée de racisme déguisé.
En témoigne le débat qui s’est ouvert dans le sillage de la comédie musicale Hamilton, où des artistes « de couleur » incarnent des personnages ayant une autre origine raciale que la leur : pour certains, les efforts les mieux intentionnés peuvent être attentatoires à la diversité. Bien qu’égalitaire en théorie, le casting « daltonien » serait en pratique trop souvent utilisé pour exclure les artistes de couleur, en se libérant de toute responsabilité en la matière. De plus cette critique part du présupposé que tout choix d’un interprète dans le rôle d’une « race » autre que la sienne le fait entrer dans une expérience vécue qu’il ne peut véritablement incarner (notamment lorsqu’un blanc tient le rôle d’une personne de couleur : ce choix s’apparenterait finalement à ce genre aujourd’hui disparu mais encore présent dans la mémoire collective américaine, les minstrel shows, à laquelle appartient le désormais célèbre blackface).
Même en sens inverse (lorsque des acteurs « de couleur » interprètent des rôles où est plutôt attendu un personnage blanc et qu’il s’agit de mettre en avant des comédiens qui ne seraient autrement pas recrutés), ledit casting « daltonien » pourrait introduire un autre type de cécité… Les productions désireuses de subvertir un récit avec des rôles traditionnellement dévolus à des personnages blancs par le recours à des acteurs « de couleur » risqueraient en effet de ne pas reconsidérer le récit historique que devrait impliquer le changement de casting et par là d’effacer l’identité des personnages réinventés (notamment leur rapport mémoriel à l’esclavage), en considérant au bout du compte que les identités ne valent rien et que toutes les expériences sont transférables…
Qu’en est-il de ces arguments (très américains) contre la color blindness lorsque la série débarque sur les écrans français ? Deux types de réactions se profilent, telles qu’on peut les saisir sur un site d’actualité cinématographique.
D’un côté, ceux qui ne supportent pas ce type de « révisionnisme » historique en matière de représentations du passé :
« Ça ne passe pas… Londres au début du XIXe siècle, une reine et des aristocrates noirs, ce n’est pas possible, je n’arrive pas a entrer dans cette histoire […] Je ne sais pas s’il y a un message dans le choix du casting, mais j’avoue ne pas l’avoir trouvé. Mon imagination n’est sans doute pas assez puissante pour faire abstraction du contexte historique […] À cette époque les gens de couleur étaient cantonnés aux rôle de domestiques en Angleterre, ou à celui d’esclaves. C’est horrible, injuste, mais on ne peut pas gommer les erreurs de l’histoire. »
Ou bien :
« Le politiquement correct a encore frappé. Des acteurs de couleur pour incarner des aristocrates anglais du début du XIXe siècle ! »
De l’autre, ceux qui n’hésitent pas à s’armer d’une bonne dose de suspension d’incrédulité : « L’anachronisme de la série ne me dérange pas personnellement puisque c’est volontaire ». Ou bien :
« Après 30 minutes de curiosité diluée d’une petite dose de malaise quant au fait que les couleurs de peau d’une reine, d’un duc soient rarement noires en réalité dans la même époque, j’ai fini par saisir le message de Shonda Rhimes. Et il est fort […]. Le résultat dans cette uchronie est beau, humainement parlant et artistiquement parlant. »
Quoiqu’en dise Chris van Dusen, qui se garantit par là d’éventuelles critiques, et même si l’on sait que son choix de casting découle d’un impératif de color consciousness, la réception de l’œuvre échappe en partie aux intentions de son créateur. D’autant que les précautions que le « politiquement correct » lié à la color consciousness voudrait imposer à la série sont peu suivies : allusion minimale à une ancienne séparation des êtres en fonction de leur couleur de peau, absence totale de ressentiment mémoriel et d’affirmation identitaire fondée sur la « race » dans le discours et les actes des personnages…
Surtout en France, où le rapport à la race est très différent de celui des États-Unis. Et le spectateur français (en particulier lorsqu’il est pénétré de convictions antiracistes universalistes), confronté à une fiction où le jeu de l’art avec le réel permet de s’affranchir de l’obsession des apparences physiques et des origines, voit s’ouvrir devant lui un monde enchanté où le critère de race n’est pas opérant, où la couleur de la peau ne sert plus à séparer les individus, bref, comble du paradoxe, un monde color blind.
Jean-Luc Bonniol, Professeur émérite d’anthropologie , Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.