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L’urbex, une invitation au voyage dans un espace-temps autre
En avril 2024, l’urbex – la contraction pour urban exploration – a attiré l’attention des médias à cause de deux évènements dramatiques : le décès de deux jeunes pratiquants.
Le terme urbex fut introduit et popularisé dans les années 1990 par Jeff Chapman (aka Ninjalicious) pour désigner la visite de sites bâtis, abandonnés par les activités sociales ou non, interdits au grand public ou difficiles d’accès. Les visites peuvent concerner des manoirs, par exemple le
La pratique de l’urbex suppose d’honorer deux principes éthiques édictés par Ninjalicious : les lieux explorés doivent être respectés (pas de casse, de vols) et préservés (pas de diffusion d’informations les concernant).
Une conséquence inattendue de la désindustrialisation
Ce phénomène est apparu il y a environ 30 ans, aux États-Unis et notamment à Détroit. Cette ville, centre de la production automobile au début du XXe siècle, fut ensuite touchée par des crises économiques et urbaines qui conduisirent à la fermeture de nombreuses usines. Le développement de cette pratique s’explique notamment par l’abandon de bâtiments occasionné par la désindustrialisation, par la constitution de communautés actives et par une exposition dans certains médias. Par exemple, il existe des sites Internet, des chaînes YouTube (ex : le Grand JD), des hashtags et des comptes Instagram (ex : #urbex_utopia, @urbex_supreme).
Malgré le caractère illégal de l’urbex et les risques encourus, son attrait peut s’expliquer par le fait qu’elle peut être mise en parallèle avec le voyage. D’une part, à l’origine, ce dernier consistait en des explorations qui présentent certaines spécificités. D’autre part, l’urbex peut être appréhendée comme un voyage dans un autre espace-temps.
Explorateur des temps modernes ?
Le caractère exploratoire de l’urbex, qui implique de s’introduire dans des espaces qui ne sont pas ceux du monde normal et qui sont cachés des regards, invite à rapprocher cette pratique du voyage. En effet, entre le milieu du quinzième siècle et le XIXe siècle, voyager consistait en des explorations, ce qui sous-entendait de passer d’un monde connu à un monde inconnu, des découvertes et des risques. L’urbexeur représente donc un explorateur des temps modernes car il est souvent le premier à visiter des espaces abandonnés.
L’exploration a été analysée par la psychologie environnementale qui établit que les individus tendent à préférer tout particulièrement les environnements qui offrent des informations incitant à explorer. L’intérêt de l’exploration est de mettre à jour des informations additionnelles susceptibles d’attirer et de retenir un individu dans un environnement.
Du mystère, pas des surprises
Il a aussi été montré que l’exploration est liée au mystère. Ce dernier assure qu’une progression dans un environnement offrira des informations plus nombreuses. Le mystère diffère de la surprise : il incite à explorer encore plus.
Cette quête est soulignée dans le cadre de l’urbex. Cette dernière est même appréhendée comme une pratique occulte qui permet de révéler des mystères cachés, cette révélation étant source d’enchantement.
L’urbex désigne une pratique qui mobilise des marges et des interstices du temps et de l’espace non encore investis par une organisation marchande. En outre, les espaces de l’urbex représentent des substituts à l’utopie qui s’interpénètrent lors des stratégies mises en œuvre par l’individu pour déceler de l’enchantement dans le monde.
L’émergence des « ruin porn »
L’urbex, qui représente une dérive, donne la possibilité de retrouver une liberté permettant de détourner des lieux, des usages, des temps, des sens… La notion de dérive invite à introduire le voyeurisme du flâneur qui l’incite à être attiré par les coins sombres et sordides de la ville. Les espaces de l’urbex peuvent alors faire l’objet de voyeurisme et donner lieu à la « ruin porn ». Celle-ci fait référence aux vidéos et aux photos réalisées dans les lieux visités qui les réduisent à une simple esthétique de la décadence en les détachant de leurs contextes social, historique…
Néanmoins, les urbexeurs peuvent aussi effectuer des vidéos et des photos pour conserver des traces du passé avant que la dégradation du lieu physique n’élimine son histoire. Cet attrait pour les ruines, et plus généralement pour le passé, relève d’un premier substitut à l’utopie qui est la rétrotopie. Elle désigne la tendance croissante des individus « désenchantés » à se tourner avec nostalgie vers le passé pour combler ce qui leur manque. Les utopies ne seraient alors plus orientées vers le futur mais vers le passé.
Les six dimensions de l’hétérotopie
L’urbex fait passer d’un monde à un autre isolé du quotidien habituel. Cet autre monde représente un deuxième substitut à l’utopie en étant une hétérotopie. En effet, celle-ci correspond à un lieu réel, à un espace autre, à une utopie localisée (par exemple les villages de vacances). Il a été montré que les espaces de l’urbex satisfont les six principes fondant une hétérotopie. Par exemple, ces espaces constituent des hétérotopies de déviation. Elles désignent des lieux investis par des individus dont le comportement est considéré comme déviant (par exemple les établissements psychiatriques).
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Les espaces de l’urbex, pour leur part, sont fréquentés par des personnes traversant une frontière légale pour accéder à un espace et une frontière créative en s’opposant à la superficialité et à la certitude fabriquée et organisée du consumérisme peu enclin au risque. À cet égard, l’urbexeur n’achète pas des aventures organisées. Il invente les siennes. Par ailleurs, les espaces de l’urbex occasionnent des pratiques qualifiées de dissidentes car elles entretiennent une relation illégitime, inédite, inhabituelle ou transgressive avec l’espace ou le temps. D’autre part, les espaces de l’urbex réunissent en un seul lieu réel plusieurs emplacements incompatibles. En effet, ces espaces juxtaposent un espace de la dénotation essentiellement lié au visible et un espace de la connotation. Ce dernier est généré par des sons, des odeurs, des ombres créées par une obscurité inhabituelle dans les espaces intérieurs quotidiens.
Cette référence à l’obscurité invite à introduire la scotopie, en tant que troisième substitut à l’utopie, qui désigne la vision dans la pénombre. En ne sollicitant pas spécialement la vue, une expérience d’urbex permet de redécouvrir d’autres aspects sensuels en raison de la faible luminosité offerte, ces autres aspects étant souvent exceptionnels dans la vie quotidienne. Finalement, les lieux de l’urbex possèdent, comme les hétérotopies, un système d’ouverture et de fermeture qui les isole et les rend pénétrables.
Une hétérotopie offre donc un espace et un temps hors de ceux de la vie quotidienne. Dans le cas de l’urbex, ce système est matérialisé par la présence de clôtures, de murs… interdisant l’accès des lieux au public et les séparant de l’espace quotidien qui les environne. Ce système permet de créer un espace d’exclusion assurant la survie de l’enchantement occasionné. Pour conclure sur ce caractère hétérotopique, il s’avère que les espaces de l’urbex réalisent et localisent les utopies de l’anticapitalisme, de la gratuité, de la liberté…
L’urbex et le tourisme
L’attrait exercé par l’urbex a incité des entreprises à s’approprier cette pratique non marchande en organisant des visites guidées de sites abandonnés (par exemple le chernobyl-tour.com, ou le Detroit urbex tours). Cette marchandisation fait écho à des recherches considérant que l’urbex peut générer un tourisme de l’abandon et, au-delà, qu’il y a une récupération par le capitalisme de la critique artististique qui dénonce la perte de sens produite par cette marchandisation. D’autres travaux estiment que l’urbex serait une forme d’anti-tourisme, voire qu’elle en serait l’au-delà.
Laurence Graillot, Maître de conférences en Sciences de gestion (marketing) - HDR, Université de Bourgogne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.