« Je suis accro au travail, mais je me soigne ! » : la pleine conscience au secours des « workaholics »
Carole Daniel, SKEMA Business School; Elodie Gentina, IÉSEG School of Management et Jessica Mesmer-Magnus, University of North Carolina WilmingtonConnaissez-vous la « boulomanie » ? Il s’agit de l’addiction au travail, un terme issu de l’anglicisme « workaholism » pour décrire le besoin incontrôlable de travailler sans cesse, inventé par le psychologue et éducateur religieux américain Wayne Oates en 1971. Ce phénomène addictif n’est pas lié à la consommation de substance comme l’alcool ou la drogue, mais décrit une addiction comportementale, au même titre que l’addiction aux jeux d’argent et de hasard par exemple.
Les accrocs au travail sont des personnes qui ressentent un besoin de travailler si fort qu’ils n’hésitent pas à mettre en danger leur santé physique et mentale, ainsi que leurs relations interpersonnelles. Une étude récente indique que 37 % des actifs utilisent des outils numériques professionnels hors temps de travail. Sur le plan légal, l’addiction au travail a été ajoutée à la liste des risques psychosociaux.
L’addiction au travail ne qualifie pas l’augmentation ponctuelle du temps de travail, liée à un gros dossier à traiter par exemple. Pour parler d’addiction au travail, il faut que ce comportement devienne compulsif et qu’il perdure pendant plusieurs semaines. Comme pour d’autres addictions, cette dépendance s’installe petit à petit, souvent à l’insu de ses victimes. Le besoin compulsif de travailler s’installe sournoisement. Il empiète toujours un peu plus sur la vie de famille, les loisirs ou les vacances, au point de devenir source de conflit, voire de rupture.
Le rôle protecteur de la pleine conscience
La science a déjà démontré le rôle clé de la personnalité dans le phénomène addictif. À travers l’échelle développée par les chercheurs américains Kirk W. Brown et Richard M. Ryan, il est possible d’évaluer le trait de personnalité lié à la pleine conscience, qui consiste à déployer une attention soutenue et une conscience de ce qui se produit à l’instant présent. La capacité d’autorégulation qui sous-tend la pleine conscience a déjà démontré ses effets bénéfiques sur des addictions comportementales, telles que l’addiction aux jeux d’argent et de hasard ou au smartphone.
Néanmoins, aucune étude jusqu’à présent n’avait exploré le rôle protecteur de la pleine conscience sur l’addiction au travail.
Est-il possible de se préserver de cette addiction et de ses effets délétères sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée avec l’aide de la pleine conscience ? Pour répondre à cette question, nous avons mené une étude auprès d’un échantillon total de 1022 salariés, publiée dans la revue scientifique Social Science &Medicine. Notre recherche repose plus précisément sur deux études distinctes, visant à étudier le rôle protecteur de la pleine conscience en tant que trait de personnalité (étude 1) et en tant que pratique (étude 2).
La première partie de notre étude nous a permis de démontrer que ce rôle protecteur de la personnalité mindful s’étendait aussi à l’addiction au travail. En effet, sur 307 salariés français, les personnes ayant les plus hauts niveaux de pleine conscience étaient aussi celles dont la tendance à l’addiction au travail impactait le moins l’équilibre vie professionnelle – vie personnelle.
Face aux risques psychosociaux tels que l’addiction au travail, les entreprises et les administrations se doivent d’agir. Parmi les solutions figurent notamment le programme MBSR (mindfulness-based stress reduction) de formation à la pleine conscience, reconnu pour la rigueur de son protocole et qui a fait l’objet de la deuxième partie de notre étude.
Ce programme MBSR constitue une approche éducative qui guide les participants dans leur pratique de méditation de pleine conscience et les encourage – par un apprentissage expérientiel – à développer une aptitude à répondre plus efficacement au stress. Combinant des temps de pratique et de théorie, ce programme se déroule sur huit semaines.
Nous avons envoyé un questionnaire à 715 personnes et constitué trois groupes de salariés : un groupe de salariés n’ayant jamais pratiqué la méditation de pleine conscience (groupe 1), un groupe de salariés pratiquant la méditation de pleine conscience, mais n’ayant jamais suivi de programme de formation de type MBSR (groupe 2), et un dernier groupe de salariés pratiquant la méditation de pleine conscience et ayant suivi un programme MBSR (groupe 3).
Nos résultats montrent que la pratique de la pleine conscience joue le même rôle protecteur que le trait de personnalité qui caractérise la pleine conscience, dans la mesure où les salariés pratiquant la méditation de pleine conscience (groupe 3) parviennent mieux à contenir les effets nocifs de leurs tendances addictives au travail sur leur équilibre vie privée-vie professionnelle que les salariés non pratiquants (en comparant les groupes 1 et 2). Cet effet protecteur est amplifié par la formation à la pleine conscience (effet démontré par la comparaison entre les groupes 2 et 3).
Développer les savoirs
Lorsque l’on sait que le burn-out et les addictions touchent de plus en plus de travailleurs (34 % de salariés touchés par le burn-out en 2021), dans des proportions encore plus alarmantes en situation de télétravail (selon 41 % des salariés et 47 % des managers qui estiment que les addictions sont plus fréquentes en télétravail), il est important de se pencher sur les moyens de prévenir tant l’émergence de ce phénomène que ses conséquences sur la santé et le bien-être.
Au-delà des nombreux effets bénéfiques connus de la pleine conscience, tels que la réduction du stress et de l’anxiété, de nouvelles voies de recherche s’ouvrent sur son rôle clé dans la prévention des addictions. Il est essentiel de continuer les expériences terrain et de développer l’état des savoirs autour de la pleine conscience afin qu’une juste évaluation de ses effets puisse enfin prendre le pas sur les croyances et les peurs.
Nous tenons à remercier chaleureusement Emmanuel Faure et Sophie Faure pour leur aide précieuse dans la collecte des données (lahuitiemesemaine.fr).
Carole Daniel, Professeure Associée - Académie Digitalisation, SKEMA Business School; Elodie Gentina, Associate professor, marketing, IÉSEG School of Management et Jessica Mesmer-Magnus, Professor of Management , University of North Carolina Wilmington
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.