C’est peu dire que la formule « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés », employée début janvier par Emmanuel Macron, a défrayé la chronique et suscité d’innombrables commentaires, ce qui était sans doute son but. Mais très vite, cette saillie a donné lieu à une seconde discussion, à côté de la controverse politique : la presse internationale, les correspondants des grands médias à l’étranger et les agences de presse ont fait part de leur désarroi face à la nécessité de traduire cette formule, au point d’attirer l’attention des linguistes.
L’exemple le plus commenté est celui des médias anglophones : on a ainsi vu fleurir les débats sur les mérites respectifs de « fuck » (« niquer », qui n’a pas fait recette) ou « piss off » (l’occasion de rappeler l’existence en français du verbe « compisser »), mais aussi, dans un registre moins vert, de « hassle » et « annoy », « irriter ».
Au moment du bilan, il semble que « piss off » ait recueilli l’assentiment d’une grande partie des rédactions, du moins de celles dont les codes éditoriaux permettent l’utilisation de ce vocabulaire. Les autres ont opté pour « hassle » ou « annoy », quitte à l’accompagner d’un commentaire signalant l’inadéquation de la traduction et la vulgarité du terme d’origine. Dans Ouest-France, le journaliste Johann Fleuri signale des problèmes équivalents en italien, en allemand, en espagnol et en japonais. De ce point de vue, l’affaire de la traduction d’« emmerder » offre aussi un aperçu sur les pratiques rédactionnelles différentes d’un pays ou d’un média à l’autre.
La vulgarité du terme initial contribue aussi à la difficulté de traduction pour des raisons très pratiques : dans bien des contextes, un doute peut être levé en consultant des corpus parallèles, des bases de données de textes traduits mis en regard, qui permettent de voir comment une expression a été traduite par d’autres, ou de vérifier la correspondance en sens inverse. Mais ces bases de données relèvent généralement d’un registre écrit, en particulier juridique (les institutions internationales étant de grandes pourvoyeuses de textes traduits). On serait bien en peine d’y trouver le verbe « emmerder ». Même les protocoles traduits du Parlement européen ne contiennent qu’une occurrence de ce verbe, traduite par « annoy ». Mais on peut aussi y vérifier que ce verbe, d’ordinaire, correspond à « irriter ».
La difficulté la plus importante n’est bien sûr pas de cet ordre. La différence entre « irriter » et « emmerder » correspond à une dimension expressive du sens et à une attitude de la personne qui parle. On dira que les conditions de vérité d’« irriter » et « emmerder », dans cette phrase, sont semblables : s’il est vrai qu’une décision emmerde les non-vaccinés, il est généralement vrai qu’elle les irrite. Mais les conditions d’usage, elles, sont différentes : on ne fait pas la même chose quand on dit vouloir irriter quelqu’un que quand on dit vouloir l’emmerder. Le piège est en fait de se laisser captiver par le mot et en particulier par la métaphore scatologique, au lieu de voir que le sens à traduire n’est pas celui du mot, mais celui de l’acte consistant à prononcer ce mot. Ce point est d’autant plus important que comme le montre un examen attentif, « emmerder » a de toute façon toujours plus à voir avec la parole qu’avec la défécation.
Les verbes scatologiques du français : un premier aperçu
Les commentateurs anglophones ont beaucoup relevé qu’« emmerder » veut littéralement dire « couvrir de merde », ce qui est effectivement le sens de ce verbe à l’origine, comme l’atteste par exemple le grand dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg, qui fait autorité pour le français et ses variétés régionales.
Cette insistance sur le sens étymologique masque un constat indiscutable : « emmerder » n’est plus utilisé en ce sens en français contemporain. Pour comprendre ce qu’il en est du sens contemporain de ce verbe, il est nécessaire de faire un détour par ses concurrents, les verbes formés à partir de « chier ». On trouve bien sûr « conchier », qui permet de construire la chose ou la personne couverte d’excréments comme complément d’objet direct.
En réalité, ce verbe s’emploie essentiellement de façon ironique, sarcastique ou imagée, comme un concurrent expressif de « haïr », « honnir ». On trouve aussi une construction prépositionnelle de « chier » : « chier sur » quelque chose, ou « chier dessus » avec un pronom objet indirect (« il s’est chié dessus »). Enfin et surtout, il existe une construction dite causative : « faire chier ». C’est le concurrent direct d’« emmerder », y compris dans des emplois secondaires, notamment pronominaux : « se faire chier » ou « s’emmerder » veulent tous les deux dire à la fois « consentir à des efforts pénibles » et « s’ennuyer ». Notons d’ailleurs que « ennuyer » peut fonctionner comme variante polie d’« emmerder » au sens d’« irriter », comme « s’ennuyer » peut marginalement vouloir dire « se donner du mal » (par exemple : « On ne va pas s’ennuyer avec ça. »). « Chiant » et « emmerdant » sont également synonymes, et « ennuyeux » est leur doublon poli. Cette pluralité des sens fonctionne donc comme un petit système cohérent. Et pourtant, il manque quelque chose à cette description, précisément le je-ne-sais-quoi qui a contribué à mettre le feu aux poudres quand l’interview présidentielle a été publiée.
Quand dire merde, c’est faire
Comme n’ont pas manqué de le faire remarquer certains opposants, dans « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés », on a vite fait d’entendre « j’emmerde les non-vaccinés », au sens de « je me moque bien de leur avis, je compte bien les ignorer quoi qu’ils disent, et je ne me prive pas de leur dire ». Cela nous renvoie au fait qu’« emmerder » a une relation toute particulière à la première personne du singulier, « je ». Dans cet emploi, le sens d’« emmerder » renvoie à un acte de parole : le sujet du verbe est la personne prononçant ce verbe, et le fait de prononcer la phrase suffit à la rendre vraie : l’un des meilleurs moyens d’« emmerder » quelqu’un en ce sens, c’est justement de lui dire « je t’emmerde » ou « je vous emmerde ».
À moins de dire tout simplement à cette personne « Merde ! », pas comme une expression de surprise, de découragement ou de fatigue, qui s’adresserait autant à soi-même qu’à un tiers, ni comme l’encouragement des comédiens superstitieux, mais bel et bien comme une façon de contredire quelqu’un et de l’envoyer promener. Le « Merdre ! » placé par Alfred Jarry dans la bouche du Père Ubu en est la forme la plus emphatique. On trouve, dans le même sens, un emploi à la première personne de « dire merde », voire, chez Marcel Aymé par exemple, « je vous dis cinq lettres ». Ainsi, Raymond Queneau, dans son Art Poétique :
Ce soir,
Si j’écrivais un poème
pour la postérité ?
fichtre
la belle idée
je me sens sûr de moi
j’y vas
et à la postérité
j’y dis merde et remerde
et reremerde
drôlement feintée
la postérité
qui attendait son poème
ah mais »
Dès lors, on est tenté de considérer qu’« emmerder » est ici un verbe de parole, à valeur « performative », comme le seraient par exemple « promettre » ou « souhaiter la bienvenue ». Nous aurions donc affaire à un verbe désignant une action accomplie par le fait de prononcer une phrase où ce verbe est conjugué à la première personne. En linguistique, on parlerait plus précisément de verbe délocutif, c’est-à-dire un verbe de parole tiré de la formule prononcée (« saluer » est un verbe délocutif en français, comme l’est « to welcome » en anglais). La « merde » dans « emmerder », ce n’est pas l’excrément, c’est le mot « merde ».
Gardons en tête que dans l’usage, « emmerder » ne renvoie plus à des excréments concrets. Il me semble plausible de postuler qu’aujourd’hui, la valeur centrale autour de laquelle gravitent tous les emplois du verbe, c’est cette valeur performative du verbe de parole, renvoyant à l’exclamation agressive « merde ! »
Contrairement à ce qu’une interprétation étroite de la notion de verbe de parole ou verbe délocutif peut suggérer, le sens de « dire merde » ou « emmerder » n’est pas vraiment « prononcer le mot merde » : c’est plutôt « faire ce qu’on fait quand on dit merde. » Cette paraphrase d’apparence redondante correspond à ce que le philosophe Ludwig Wittgenstein appelle un jeu de langage ; pour comprendre le sens de « dire merde » ou « emmerder », il ne suffit pas de comprendre ce que veut dire « merde », il faut aussi comprendre ce que fait concrètement quelqu’un qui dit « merde » à quelqu’un d’autre. En l’occurrence, dire « merde » à quelqu’un, c’est l’emmerder au sens que les rédactions étrangères avaient retenu : c’est irriter ou plutôt contrarier délibérément cette personne. Si l’on adopte ce point de vue, le verbe « emmerder » n’a en réalité qu’un seul sens : « faire ce qu’on fait quand on dit merde à quelqu’un », y compris – et c’est tout le sel de l’histoire – quand on s’y prend autrement qu’en prononçant le mot fatidique.
J’ai très envie…
Voilà qui nous amène à un aspect de la performativité qui n’a pas encore été évoqué ici. La performativité va de pair avec des conventions sociales, et la personne qui dit « Je » doit disposer d’un pouvoir efficace ou reconnu. Ainsi, tout le monde peut prononcer la phrase « je déclare la séance ouverte » lors d’une réunion. Mais seule la personne assurant la présidence de la réunion accomplit réellement l’acte d’ouverture en prononçant la phrase. La deuxième moitié de la phrase présidentielle prend tout son sens ici : « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés, alors on va continuer jusqu’au bout ». On ne saurait mieux dire qu’une volonté exprimée à la première personne, quand elle est celle d’un Président de la République, est immédiatement effective.
Car c’est bien d’une « envie d’emmerder » qu’il est question. À aucun moment le Président ne dit « J’emmerde ». « Avoir envie de » est une tournure figée, d’aucuns diraient grammaticalisée, comparable à un auxiliaire. Ce n’est pas le verbe principal de la phrase, qui est bien « emmerder ». La phrase précédente est là pour nous le montrer, puisqu’il y est fait référence à Georges Pompidou (« ne pas emmerder les Français ») : c’est bien d’emmerdes qu’il est question, pas d’envies. Mais les énoncés performatifs sont toujours très figés sur le plan de la forme, si bien que l’insertion de cet auxiliaire suffit à poser un filtre sur l’interprétation performative, à plus forte raison quand l’auxiliaire est modal, c’est-à-dire instille une forme de virtualité dans le propos (avoir envie de faire, ça n’est pas encore faire). Mais la suite de la phrase suggère que ce filtre ne bloque en rien l’efficacité de l’acte performatif. La phrase est donc en suspens dans un entre-deux, elle donne à voir le « j’emmerde » et ses implications concrètes, sans totalement l’expliciter. L’acte performatif est simultanément accompli et retenu.
Emmerder : pour une compréhension globale
Si l’on se concentre sur les effets de l’acte d’emmerder sur les personnes qu’il vise, on capture certes l’essentiel du sens du jeu de langage réalisé par le Président. Mais on laisse entre parenthèses les particularités de la phrase réellement prononcée. On minore notamment le rapport étroit entre une telle phrase à la première personne et le statut particulier d’une parole présidentielle sous la Ve République, où tout ce que dit le chef de l’État est pourvu d’une performativité éminente.
« Emmerder » veut dire « contrarier quelqu’un comme on le fait quand on lui dit merde », et c’est au contexte qu’on laisse le soin de déterminer si on le fait réellement en disant merde, ou autrement – et comment. Chaque parcelle de sens dans la phrase réellement prononcée mais aussi dans la situation environnante contribue à fixer le sens exact du verbe. On ne peut donc pas appréhender celui-ci si l’on reste fixé sur un mot, à plus forte raison si on se laisse fasciner par l’image scatologique comme certains commentateurs,
Le président, ici, ne veut pas seulement contrarier les non-vaccinés, il entend bien le leur dire ès-qualités. Et c’est très exactement ce qu’il fait en prononçant cette phrase dans une interview : dire, c’est faire. Toutes les composantes du sens font bloc ici, et se renforcent réciproquement, à commencer par le choix d’un terme transgressant les règles ordinaires du langage politique : en soi, cette transgression est déjà une démonstration de puissance, et de façon aussi paradoxale que cela puisse paraître, une marque de solennité. Dans une telle phrase, jurer, irriter et légiférer ne font qu’un. Ce régime de la parole, d’aucuns l’appelleront le pouvoir.
L’auteur remercie S. pour ses remarques précieuses avant et pendant la rédaction de l’article.
Pierre-Yves Modicom, Maître de conférences en études germaniques, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.