On assiste à la réémergence de deux blocs en Europe. Pour autant, la comparaison avec la guerre froide est erronée. Igors Homenko/Shutterstock
Cyrille Bret, Sciences PoL’invasion russe de l’Ukraine polarise et radicalise l’ensemble du continent : côté européen, elle a cimenté l’UE dans une politique de sanctions proprement historique par son ampleur ; côté russe, elle a accéléré l’intégration de la Biélorussie dans le giron de la Fédération. Et elle rend impossibles les neutralités et les zones intermédiaires entre Russie et UE.
Auparavant fragmenté en plusieurs zones et organisations régionales, l’espace européen semble désormais voué à la construction de deux blocs, auxquels les États adhèrent en fonction de leur rapport à l’opération militaire russe en Ukraine. Tous les Européens sont désormais sommés de prendre parti : pour ou contre l’opération militaire russe ? Pour ou contre les sanctions contre la Russie ? Signe des temps, même des États historiquement neutres s’interrogent désormais sur la possibilité même de rester neutre.
Assiste-t-on pour autant à un retour pur et simple à la Guerre froide ? Sûrement pas, et c’est ce qui fait le danger d’une Europe polarisée : loin de bénéficier de la stabilité d’un continent divisé par un unique Rideau de Fer, elle est aujourd’hui travaillée par de multiples conflits potentiels.
Un pas historique vers l’unité européenne
En trois semaines de guerre en Ukraine, l’Union européenne a fait plusieurs sauts historiques en direction de l’unité en adoptant trois trains de mesures quantitativement et qualitativement sans précédent contre la Russie et en affirmant un soutien unanime à la souveraineté ukrainienne.
Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de rappeler les divisions que suscitait il y a peu encore la « question russe » au sein de l’UE. Les partisans de la fermeté rassemblaient plusieurs (mais pas tous) États ayant été forcés après la Seconde Guerre mondiale à rejoindre l’orbite soviétique, le bloc communiste et le Pacte de Varsovie, volet militaire de la domination de l’URSS. La Pologne, les trois États baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) ou encore la Roumanie alertaient les autres États membres contre la menace représentée par Moscou.
D’autres membres étaient, eux, plus enclins à promouvoir le dialogue et les échanges avec la Russie. Il s’agissait soit d’États économiquement très liés à la Russie comme l’Italie ou Chypre, de pays aux racines historiques et confessionnelles proches de la Russie, comme la Bulgarie ou encore de gouvernements qui s’estimaient en phase avec l’illibéralisme du régime russe comme la Hongrie de Viktor Orban ou la Tchéquie de Milos Zeman. Enfin, certains États se montraient très réticents à engager une stratégie de la tension afin d’éviter provocations et faux pas, comme la Finlande ou la France.
Dès lors, depuis la révolution de Maidan en 2014, l’unité européenne était minimale et l’UE se limitait à des sanctions renouvelées de semestre en semestre. La « question russe » divisait les Européens. Ce n’est plus le cas désormais.
Aujourd’hui, ces anciennes lignes de division semblent largement effacées. Face à l’invasion russe, l’UE s’est signalée par sa réactivité, par son unité et par sa détermination.
Dès le 26 février, elle a en effet, à l’unanimité et au plus haut niveau, décidé de mettre en œuvre des sanctions quantitativement et qualitativement très fortes : elle a ainsi frappé personnellement plus de 600 responsables politiques russes et plus de 50 institutions et entreprises. Elle a gelé les actifs de la Banque centrale russe et coupé la plupart des accès de la Russie aux marchés de capitaux européens.
L’unité a même dépassé les institutions européennes car les initiatives strictement nationales se sont fait jour : ainsi l’Allemagne a suspendu la mise en service du gazoduc Nord Stream 2, dans lequel elle avait réalisé des investissements conséquents. La guerre en Ukraine cimente durablement les Européens dans le réveil de leur conscience géopolitique : ensemble, ils prennent conscience du danger militaire ; unis, ils tentent d’y répondre par des sanctions économiques et conjointement ils lancent des initiatives de réarmement de l’Ukraine (un peu tard) mais aussi des États membres.
En somme, un bloc européen est en voie de constitution. Il est cimenté par le refus de la guerre sur le continent. L’Union européenne n’est plus fragmentée : elle se constitue en puissance géopolitique unie face à la Russie.
La reconstitution d’un « glacis russe » ?
À l’ouest de l’Europe, on aime depuis longtemps présenter la Russie comme isolée sur la scène internationale. D’autant plus depuis que les États-Unis, l’UE et leurs alliés tentent explicitement de faire du régime de Moscou un paria des relations internationales. Si la coupure entre la Russie et l’Europe est nette, toutefois, il faut se garder de croire que la Russie est marginalisée ou isolée à la façon de la Corée du Nord. Elle a développé depuis plusieurs années des alliances alternatives qui lui permettent de remédier – en partie seulement – à l’ostracisme européen.
La première conséquence de la guerre en Ukraine est de définitivement entériner l’appartenance de la Biélorussie au bloc russe. Depuis les années 2000, on surestimait volontiers la proximité entre Moscou et Minsk, alors même que les relations entre les présidents Loukachenko et Poutine ont été marquées par de nombreux différends.
Aujourd’hui, le déclenchement de l’offensive sur Kiev depuis le territoire biélorusse parachève un processus qui avait démarré avec la présidentielle truquée en 2020 par Alexandre Loukachenko : le pays revient à une dépendance énergétique, économique, diplomatique et militaire extrême à l’égard de la Russie. En contrepartie, il offre à Moscou un « coin » stratégique entre l’Europe du Nord et l’Europe centrale. À partir de la Biélorussie et de l’enclave de Kaliningrad, la Russie peut faire sentir sa puissance militaire, comme elle le fait aujourd’hui sur tout le nord de l’Ukraine.
À l’échelle de l’Eurasie, la Russie solidifie également son glacis en Asie centrale, où elle a sauvé, par son intervention, le régime kazakhstanais contre un soulèvement en janvier dernier. Et elle compte sur ses atouts habituels (énergie bon marché, exportations d’armes, alternative aux États-Unis) pour raffermir sa mainmise sur une partie du Caucase, notamment l’Arménie. De ce point de vue, la guerre en Ukraine accélère mais ne change pas une politique russe à l’œuvre de puis un certain temps : la construction de réseaux d’alliance alternatifs à l’Ouest. En d’autres termes, la Russie veut réduire sa dépendance à l’Europe.
Enfin, la relation avec la Chine est d’ores et déjà transformée par la guerre. Les relations économiques, culturelles, militaires, diplomatiques avec Pékin seront assurément et pour de longues années la priorité à Moscou. Seule la RPC peut en effet lui fournir les sources de financement alternatives, les débouchés commerciaux et les alliances de revers rendus nécessaires par la coupure assumée avec l’Europe occidentale. Dans ce partenariat stratégique déséquilibré, la Russie court le risque d’être réduite au rôle de junior partner. Mais sa stratégie de la terre brûlée la contraint désormais à constituer un bloc solide face à l’Union européenne.
Depuis son offensive en Ukraine, la Russie se replace donc dans une logique de constitution d’un glacis contre la progression de l’OTAN, de l’UE et des États qui participent à leur stratégie de sanctions (Japon, Canada, Suisse, etc.). Qu’il soit défensif ou agressif, le « bloc » russe connaît une solidification rapide. L’ambition de la Russie est désormais de compter ses soutiens : pour ou contre les sanctions européennes contre elle.
Intenables neutralités : les États d’Europe sommés de prendre parti
Signe des temps, toutes les zones tampons et les régions intermédiaires que comprenait l’espace européen sont en train de disparaître en Europe. Du nord au sud, la neutralité devient intenable.
La construction européenne et la montée en puissance de la Fédération de Russie ont laissé bien des territoires dans l’entre-deux. Avant l’invasion de l’Ukraine, plusieurs États étaient très attachés à leur neutralité. Ils l’ont immédiatement remise en cause lors des premiers jours de l’attaque russe contre l’Ukraine. Au sein de l’UE, des États constitutionnellement neutres comme l’Irlande, la Finlande et la Suède ont adopté les sanctions contre la Russie et dépêchent même de l’aide militaire pour soutenir l’Ukraine. Leur neutralité est institutionnelle mais leur position géostratégique est très éloignée de la neutralité.
C’est pour cette raison que ces trois États membres ont vu se rallumer les débats internes sur l’adhésion à l’OTAN. En effet, Irlandais, Suédois et Finlandais ont toujours refusé de rejoindre l’Alliance atlantique, pour des raisons historiques qui leur sont propres. Ces États se contentaient auparavant d’être liés à l’OTAN par un Partenariat Pour la Paix. Aujourd’hui, de nombreux mouvements se manifestent dans ces pays en faveur d’une adhésion pure et simple afin de bénéficier de la protection militaire que garantit l’article 5 d’assistance mutuelle entre États parties au Traité de l’Atlantique nord.
Dans d’autres « zones non alignées » de l’Europe, la guerre en Ukraine polarise aussi l’opinion et précipite les mouvements.
Ainsi, la Moldavie, liée à l’Union européenne depuis plus d’une décennie par un partenariat approfondi, craint la répétition sur son territoire d’un scénario ukrainien : la présence de troupes russes sur son territoire depuis 1991 et le séparatisme d’une région, la Transnistrie, à proximité de la région d’Odessa, visée par les troupes russes, suscitent une crainte profonde dans sa population. C’est pour cette raison que la présidente de la Moldavie a fait, le 3 mars dernier, acte de candidature à l’Union européenne (mais pas à l’OTAN : une candidature à l’Alliance aurait été à la fois en contradiction avec la lettre de la Constitution moldave et susceptible de passer pour une provocation à l’égard de Moscou). Enfin, dans la zone des Balkans occidentaux, les États candidats à l’adhésion européenne sont eux aussi sommés de choisir entre le soutien traditionnel à la Russie de certains (comme la Serbie et le Monténégro) et l’appartenance à la famille européenne.
Retour à la Guerre froide ?
Face à l’invasion russe, tous les États de l’Europe au sens large (Balkans et Caucase compris) prennent parti et se trouvent engagés dans la constitution d’alliances. La « question ukrainienne » devient structurante pour les solidarités et les hostilités intestines à notre continent. Tout se passe comme si l’Europe, après s’être dispersée en fragments après la fin de l’URSS, se figeait désormais en deux blocs, l’un pro-russe et l’autre pro-occidental.
La ressemblance avec l’époque de la Guerre froide n’est toutefois que superficielle. L’organisation de l’Europe de l’après-guerre en deux entités, l’une communiste et l’autre capitaliste, dotait le continent d’une certaine stabilité qui le prémunissait contre les conflits armés. L’équilibre de la terreur était constitutif du glacis soviétique. La liberté des peuples s’en trouvait réduite mais la stabilité géopolitique, augmentée. Tout le problème est que nous ne vivons pas aujourd’hui une guerre froide mais une Guerre chaude, où les frontières sont contestées et redessinées. Il manque à la situation actuelle plusieurs stabilisateurs que la Guerre froide donnait au continent.
Loin de figer l’Europe en deux grands pôles, la guerre en Ukraine annonce de nouveaux conflits, pas la paix impériale.
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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