Grossesse et tabac : les incitations financières multiplient par deux le niveau d’abstinence

Santé
The Conversation Léontine Goldzahl, EDHEC Business School; Florence Jusot, Université Paris Dauphine – PSL; Ivan Berlin, Sorbonne Université et Noémi Berlin, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Les effets délétères du tabagisme maternel pendant la grossesse sont bien connus. Les femmes enceintes qui fument s’exposent à un risque plus élevé de fausses couches, de mort fœtale, de prématurité et de faible poids de naissance. Le tabagisme pendant la grossesse a aussi un retentissement sur la santé de l’enfant, car il accroît le risque d’avoir de l’asthme, des troubles psychiatriques, ainsi que d’être obèse.

Les femmes enceintes connaissent ces risques, toutefois certaines ne parviennent pas à arrêter de fumer.

Outre le fait que les traitements de substituts nicotiniques, par exemple les patchs semblent moins efficaces chez les femmes enceintes que dans la population générale de fumeurs. Les autres méthodes d’accompagnement, telles que le conseil par des spécialistes ou la thérapie cognitivo-comportementale fonctionnent peu chez les fumeuses enceintes. Ainsi, en France, 25 % des femmes enceintes fumaient au moins occasionnellement (et 22 % étaient des fumeuses quotidiennes) en 2018.

Compte tenu des risques pour la santé des nouveau-nés et la mère, cette proportion demeure bien trop élevée. Il est donc nécessaire d’explorer d’autres voies thérapeutiques pour aider les femmes enceintes fumeuses à arrêter le tabac. Or, la théorie économique indique qu’une récompense financière peut aboutir à faire changer un comportement de santé.

Les incitations financières, un outil pour changer les comportements de santé ?

Bien que le tabagisme soit avant tout une addiction, décider d’arrêter de fumer est une décision qui, comme dans le cas des autres décisions, résulte d’un arbitrage : le fumeur ou la fumeuse qui envisage d’arrêter le tabac va mettre en balance d’un côté la perte de la satisfaction que procure l’acte de fumer et les efforts que demande le sevrage, avec, de l’autre côté, les économies réalisées ainsi que sa perception de l’amélioration de sa santé due à l’arrêt du tabac.

On peut donc supposer que le fait de récompenser financièrement les personnes qui arrêtent de fumer pourrait compenser les efforts qu’elles ont déployés, ainsi que la perte de satisfaction liée au tabagisme. L’aspect financier affecterait l’arbitrage de telle sorte que les avantages de l’arrêt du tabac seraient plus importants que les coûts engendrés.

Serait-il alors efficace d’offrir une récompense financière pour aider les femmes enceintes à arrêter de fumer ? Pour le savoir, nous avons mis en place un essai randomisé auquel ont participé 460 femmes enceintes, suivies dans 18 maternités en France. Voici les résultats que nous avons obtenus.

Un essai randomisé pour tester l’efficacité des incitations financières chez les fumeuses enceintes

Notre étude, publiée dans le British Medical Journal, visait à tester l’efficacité d’incitations financières conditionnées à l’arrêt du tabac chez des femmes enceintes fumeuses.

Les participantes, toutes fumeuses et dans leur premier trimestre de grossesse, ont été réparties de manière aléatoire entre deux groupes de taille égale. Les membres de l’un des groupes se sont vues proposer une incitation financière conditionnée à leur abstinence tabagique, les autres, non. Jusqu’à la fin de sa grossesse, chaque participante a eu une consultation mensuelle avec une sage-femme ou un médecin spécialisés en tabacologie, qui lui a procuré les conseils habituels.

L’abstinence tabagique a été évaluée non seulement sur la base des déclarations des participantes, mais aussi par un test biochimique (monoxyde de carbone dans l’air expiré), dont le résultat devait être négatif. La somme d’argent versée aux femmes appartenant au groupe « incitation financière » augmentait avec le nombre de consultations successives au cours desquelles elles étaient abstinentes. Autrement dit, plus elles s’abstenaient de fumer, plus la somme d’argent qu’elles recevaient était importante. Le montant maximal qui pouvait être obtenu dans le cadre de l’étude était de 520€. Les incitations financières étaient fournies sous forme de bons cadeaux échangeables dans de nombreux commerces (épiceries, magasins de puériculture, etc.). La conception du système d’incitation financière vise à encourager l’abstinence continue tout au long de la grossesse, car il se pourrait que seule une abstinence continue, respectée tout au long de la grossesse, ait une influence sur la santé du nouveau-né.

L’étude a permis d’évaluer l’efficacité de l’incitation financière pour aider les femmes enceintes à arrêter de fumer et, par voie de conséquence, de déterminer si elle avait une incidence sur la santé des nouveau-nés à la naissance.

Les incitations financières ont multiplié par deux le niveau d’abstinence

Nos résultats ont révélé que les incitations financières conditionnées à l’arrêt du tabac ont bien eu des effets sur les mères et les nouveau-nés. Dans le groupe sans incitation financière, 7,42 % des femmes ont arrêté le tabac tout au long de leur grossesse, tandis que dans le groupe avec incitations financières, le taux atteint 16,45 %. L’incitation financière conditionnée à l’arrêt du tabac a donc plus que doublé l’abstinence tabagique tout au long de la grossesse. La figure ci-dessous montre que l’abstinence tabagique est également systématiquement plus élevée à chaque visite médicale dans le groupe ayant reçu des incitations financières.

Graphique représentant la prévalence ponctuelle du taux d’abstinence tabagique par visite.
Prévalence ponctuelle du taux d’abstinence tabagique par visite. Modèle logistique à effets mixtes : odds ratio 4,61 (intervalle de confiance à 95 % de 1,41 à 15,01), P=0,011. Les moustaches représentent les intervalles de confiance à 95 %.

Ces résultats ont également été bénéfiques à la santé des nouveau-nés. À la naissance, ces derniers se sont avérés être à moindre risque de faible poids, une caractéristique dont on sait qu’elle est associée à davantage d’événements périnatals et infantiles indésirables. Nous avons aussi constaté que la proportion de problèmes néonatals (transfert en unité néonatale, convulsion, malformation et décès) a diminué de 5,3 points de pourcentage chez les nouveau-nés des participantes qui ont bénéficié d’incitations financières par rapport aux enfants de celles qui n’en ont pas bénéficié. En revanche, l’intervention n’a eu aucun effet sur l’âge gestationnel, et donc sur la prématurité.

L’incitation financière, un levier pour les autorités de santé publique ?

Nos travaux ont montré qu’une incitation financière conditionnée à l’abstinence tabagique s’est avérée efficace pour réduire le tabagisme maternel tout au long de la grossesse, ce qui améliore la santé des nouveau-nés. Mais l’évaluation de l’impact de cette mesure ne doit pas se limiter à cette période de la vie. En effet, des nouveau-nés en meilleure santé deviendront également des enfants, puis des adultes en meilleure santé également.

Une telle intervention pourrait-elle rejoindre le panel des soins de santé procurés aux femmes enceintes fumeuses ? Avant de choisir d’implémenter une telle mesure, plutôt inhabituelle, les décideurs publics peuvent se demander comment elle serait accueillie par la population. Nous avions justement évalué son acceptabilité avant de réaliser notre étude, en interrogeant un échantillon représentatif de la population française. Plus de 50 % des personnes interrogées se sont déclarées favorables à ce type de politique. Étant donné que d’autres travaux ont démontré que l’acceptabilité des incitations financières augmente lorsque la preuve de leur efficacité est fournie, nous sommes convaincus que cette politique pourrait être largement acceptée en France.

Léontine Goldzahl, Professeur Associé, Membre de l'EDHEC Economics research centre, EDHEC Business School; Florence Jusot, Professeure en Sciences Economiques, Université Paris Dauphine – PSL; Ivan Berlin, MCU-PH, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP) – Département de pharmacologie, Sorbonne Université, Faculté de médecine – CESP-INSERM 1018, Sorbonne Université et Noémi Berlin, Chargée de recherche CNRS, laboratoire EconomiX, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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