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Gabrielle Chanel, aux sources d'une marque de luxe au succès mondial

Gabrielle Chanel, dite Coco, lors d'une visite en 1931 à Los Angeles (Californie). Wikimedia, CC BY
Séverine Le Loarne-Lemaire, Grenoble École de Management (GEM)

De Gabrielle Chanel, on pense tout savoir. Et pourtant, cette cheffe d’entreprise représente la self-made-woman à l’état pur - elle est même peut-être la première de l'histoire. Et pourtant, on l’associe peu à la figure de l’entrepreneuse. Retour sur une réussite économique exceptionnelle d'une femme hors du commun.


Peu de femmes ont jusqu’à présent créé des empires entrepreneuriaux et encore moins celles qui sont parti de rien. Gabrielle Chanel fait partie de ces exceptions et, si sa marque est reconnue, son esprit entrepreneurial est rarement célébré en France. Pourquoi ? Et si elle était née américaine, l’aurait-elle été dans son pays ? Rien n’en est moins sûr car si le mythe du self-made-man est présent, celui de self-made-woman reste à parfaire.

La recherche en entrepreneuriat rappelle très souvent que, pour créer une entreprise durable et prospère, il faut des fonds. Cette opération est donc surtout réservée aux personnes, les hommes en particulier, issus des familles bourgeoises qui soit ont une bonne mise de départ, soit ont suffisamment de capital social pour convaincre les amis et relations qui en ont. Ces relations sont souvent des relations familiales, éventuellement des relations que l’entrepreneur lui-même se crée durant ses études. Les travaux universitaires sur le sujet montrent que le fait même de faire les (bonnes) études est aussi lié au capital social d’origine (Le Loarne – Lemaire, 2014). Rien d’étonnant donc si l’entrepreneur est souvent fils ou filles d’entrepreneurs.

L’archétype de la self-made-woman

Dans ce contexte avéré dans presque tous les contextes, un mythe, associé à un pays, se crée : celui du self-made-man. Le chercheur James Catano le décrit comme un homme, blanc certes, qui œuvre aux États-Unis d’Amérique – le pays où tout est possible selon le storytelling en vigueur – peut-être immigré – mais pas de n’importe quel pays – et qui, à partir de rien va être amené à créer un empire économique. On lui attribue une période de naissance, la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi qu’un père, Horacio Alger, journaliste, auteur de plusieurs ouvrages sur des hommes qui incarnent ce rôle comme, par exemple, Andrew Carnegie.


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À certains égards, Gabrielle Chanel pourrait incarner une sorte de self-made-woman. À commencer par le fait qu’elle est devenue un personnage qui fait de sa vie un mythe qu’elle a contribué à construire. C’est elle qui, une fois son entreprise bien établie, raconte son histoire, dont la romance et la véracité sont parfois discutées, à commencer par son séjour dans un orphelinat, comme l’a rappelé récemment une passionnante série de France Culture. Preuve du degré et de la volonté de maîtrise de Chanel, elle dessinera sa propre pierre tombale.

L’indépendance pour boussole

C’est dire que Chanel a eu à cœur de soigner son image. Ce qu’on n’appelait pas encore des éléments de langage porte sur le fait que Chanel n’est pas une héritière qui aurait tout eu sans effort, au contraire. Gabrielle Chanel s’est construite par la force de sa volonté et de son travail : pas de formation pour être couturière, elle puise sa propre créativité de ses observations et de sa vision de la femme, elle bénéficie certes du soutien – de son amant en particulier – pour monter son premier magasin mais elle le remboursera. En somme, elle s’est construite toute seule, elle guide son empire aussi seule. Quand, pour produire et commercialiser le numéro 5 à grande échelle, et qu’ elle s’associe aux frères Wertheimer. La journaliste Marie-Dominique Lelièvre a révélé les manœuvres de Gabrielle Chanel avec l’occupant nazi pour obtenir [l’aryanisation des parfums Chanel]{https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/chanel-ndeg-5-derriere-l-histoire-du-parfum-une-guerre-sans-merci-186272). Rappelons ici que si Chanel n’eût pas un comportement exemplaire pendant la Seconde Guerre mondiale, elle n’est pas la seule, même si on le rappelle plus souvent à son sujet que pour nombre d’autres dirigeants d’entreprises françaises.

Gabrielle Chanel pourrait être une self-made-woman, peut-être même une des premières dans l’histoire du capitalisme d’ailleurs. Sa grande rivale, Elsa Schiaparelli, ne peut pas se prévaloir de ce titre. Elle est issue d’une famille dotée de forts capitaux économiques et sociaux, elle s’est mariée à un comte lorsqu’elle crée son entreprise. Aux États-Unis mêmes, les grandes créatrices d’empire qui lui sont contemporaines, comme Helena Rubinstein ne peuvent pas toutes être considérées comme telles : Rubinstein, par exemple, crée son empire avec son mari.

La seule qui pourrait partager le titre de self-made-woman de son époque pourrait être Elizabeth Arden : Infirmière issue des campagnes canadiennes, elle immigre à New York pour y faire fortune. La fortune, elle la tire d’un premier magasin de soins ouvert avec ses propres deniers, puis par le développement d’une marque et d’une franchise, permis grâce à l’obtention de crédits peut-être favorisée par le fait qu’elle épouse son banquier. Ce dernier lui apporte son réseau mais tente aussi de lui imposer ses amis et ses vues sur l’entreprise. Coco Chanel n’aurait vraisemblablement jamais permis cela.

Les grandes familles

Pour autant, si Chanel peut donc incarner le mythe de la self-made-woman, pourquoi personne ne la célèbre-t-elle ainsi ? Et si elle avait œuvré aux États-Unis, aurait-elle mieux été célébrée ? Rien n’en est moins sûr !

Avant de nous pencher sur le cas américain, intéressons-nous au contexte français. À l’ère de la globalisation des cultures et des économies, il est toujours bon de rappeler que certains mythes mettent du temps à traverser les frontières. En France, on s’intéresse peu à l’histoire des entrepreneurs. Rares sont les personnes capables de prononcer le nom du fondateur de Carrefour ou de Seb. On connait peut-être celui de L’Oréal, grâce aux frasques involontaires de sa descendance. On s’intéresse éventuellement plus aux aventures familiales, comme celle des Mulliez. Le culte de l’entrepreneur est peu développé, et celui qui devient entrepreneur en partant juste d’une idée encore moins. La promotion de la French Tech Nation et les actions de BPI France n’y ont rien fait.

Côté femmes entrepreneures, les efforts ont été déployés pour créer ce que l’on appelle des « role models » féminins mais la presse tout comme les réseaux féminins portent leur choix sur des contemporaines. Plutôt que de mobiliser des cas de succès avérés et passés, les réseaux privilégient la mise en valeur de profils et d’expérience souvent encore en cours de construction. Certes, cela valorise les entrepreneures en cours mais est-ce que cela inspire les autres en devenir ? Les récents travaux de recherche sur le sujet permettent d’en douter. Bref, si Chanel fait l’objet de nombreuses biographies éditées en France, ces dernières sont encore loin d’être citées en exemple dans les cours d’entrepreneuriat et encore moins dans les programmes courts d’accompagnement à l’entrepreneuriat féminin… En France, si le mythe de la femme entrepreneure reste à créer, celui de la self-made-woman encore plus.

Le paradoxe du self-made-man

Aux États-Unis, le mythe de self-made-man s’accommode mal avec le genre et avec la réalité contemporaine. Il n’est pas sûr que l’histoire de Chanel soit aussi célébrée aux États-Unis, terre originelle du self-made man tant il est complexe de dégenrer le mythe. Comme le souligne Catano, le « self-made man » en tant que genre de storytelling est paradoxal : d’un côté, il met en valeur des individus issus de la classe moyenne qui, avec peu, défient les institutions et les normes et, de l’autre, valorise un archétype sociétal ultra-normalisé, un type de masculinité, qui ne sied, d’une part, pas à tous les hommes et, d’autre part, exclus d’emblée les femmes. Difficile d’imaginer durant les années 50 la mise en valeur d’une femme comme Chanel qui, partie de rien, crée les bases d’un empire alors que simultanément les marketeurs créent le mythe de la « ménagère de moins de 50 ans ».

Xerfi Canal.

Dans les années 70 et 80 ? Peut-être puisque l’heure était à la promotion de la « working girl » mais le succès de Chanel aurait peut-être paru effronté tant la femme n’incarne pas la seconde du business man mais LA business woman. Or, cette image, même si elle est de plus en plus promue dans la société américaine grâce aux portraits de femmes d’influence, elle reste mise à mal dans le monde de l’entrepreneuriat, comme en témoignent les pratiques de financement et de promotion des femmes porteuses de projets innovants dans l’écosystème de Boston, dénoncées, entre autres, par des travaux de recherche.

Un mythe à créer

Chanel peut incarner le mythe de la « self made woman » mais ce dernier reste à créer. On peut même aussi se demander si le « self-made man » comme genre de storytelling n’en viendrait pas à être passé de mode.

Tout comme en France, les temps sont plus à la valorisation des modèles contemporains qu’anciens, en témoignent les classements Forbes. Qui plus est, parmi ces entrepreneurs « cultes » contemporains, rares sont ceux qui ne sont pas passés – ne fussent que quelques mois – dans les rangs des écoles d’ingénieurs et de management les plus prestigieuses : Harvard pour Mark Zuckerberg, Stanford pour Larry Page. Certes, Elon Musk déclare avoir financé ses études par des petits boulots mais reste que le capital social de départ (mais aussi un peu économique) met sérieusement à mal la véracité du mythe du self-made man et son application à l’économie du numérique. L’heure n’est peut-être plus au temps de la valorisation des origines sociales du bâtisseur d’empire qu’à celle de l’utilisation de cet empire, de son impact.

Chanel a indéniablement eu de l’impact par ses produits, en particulier les vêtements dont la diffusion auprès d’une classe fortunée a permis l’avènement d’une mode vestimentaire permettant à la femme de se libérer, du moins de son corset. En revanche, l’heure est encore loin à l’engagement sociétal. Chanel n’a pas hésité à fermer son entreprise et à licencier l’intégralité de son personnel lorsqu’elle l’a jugé nécessaire, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale… Peu de ses contemporains entrepreneurs auront d’ailleurs d’engagement sociétal fort.

Gabrielle Chanel, un modèle inspirant

« Autres temps, autres mœurs » ? Si le mythe du « self made man » est révolu, puisque le « self made » est contesté et le « man » relativisé, l’expérience de Gabrielle Chanel mériterait d’être enseignée, en France tout comme aux États-Unis. Elle s’inscrit dans un moment historique, celui des années 20, de la libération de la femme qui sera refermée par la montée des totalitarismes et des guerres. Elle incarne l’art d’une relation femme-homme qui lui permet de s’intégrer dans des milieux d’affaires masculins sans être stéréotypée ou rejetée. Elle rappelle le rôle du couple et de son équilibre dans l’entrepreneuriat et que l’on entreprend rarement seul. Elle explique aussi comment acquérir des fonds pour démarrer son activité et comment gérer son indépendance, qualités utiles certes aux femmes mais aussi aux hommes pour monter leurs activités. En somme, à défaut d’incarner le mythe de la « self made woman », Chanel incarne le post-féminisme avant l’heure, celui qui construit l’entrepreneuriat par une femme avec les hommes, celui qui construit et renouvelle aussi les classes sociales de l’entrepreneuriat fait par les femmes et par les hommes.

Séverine Le Loarne-Lemaire, Professor, Head of the FERE Research Chair (Female Entrepreneurship for a Renewed Economy) Habilitée à diriger des recherches en sciences de gestion, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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