Parce qu'elles prennent l'esprit au dépourvu, les ruptures de cadre sont des facteurs potentiels de dégradation des relations sociales. (Shutterstock)
Faire le mauvais buzz sur les réseaux sociaux, ça vous tente ? Voici comment !
Sylvie Genest, Université du Québec à Montréal (UQAM)Faire l’objet d’une popularité négative et incontrôlable sur Internet, c’est-à-dire « faire le mauvais buzz », ça peut arriver à n’importe qui, même aux gens les mieux intentionnés.
C’est manifestement ce qui est arrivé aux trois personnes dont je présente ici les cas embarrassants, avec le projet de décrypter les raisons de leur mauvaise fortune. Mon objectif n’est pas de mettre en cause la valeur de leurs idées ou de leurs combats (féminisme, LGBTisme ou antispécisme), mais plutôt d’examiner leurs stratégies de communication à partir de mon point de vue d’artiste anthropologue.
Plus spécifiquement, je souhaite mettre en lumière les effets de cadrage qui les ont desservies et que je soupçonne être la principale cause de l’énorme dégât de commentaires désobligeants qui ont été formulés à leur endroit, avec atteinte à leur réputation sur les réseaux sociaux.
Construit sur les fondements de mon étude du changement d’état d’esprit, cet article s’intéresse aux ruptures de cadre provoquées par des communicateurs malhabiles ainsi qu’aux répercussions psychiques de leurs prestations sur l’humeur d’internautes mal préparés à cette expérience.
La « théorie des cadres » en communication
Les techniques de cadrage et de recadrage soutenues par les principes fondamentaux de la communication sont utilisées en psychiatrie, en thérapie familiale, en publicité, en arts et en gestion médiatique des comportements sociaux ou privés, principalement.
La théorie générale qui sous-tend ces différentes applications est souvent attribuée au sociologue Erving Goffman, dont la pensée sur le sujet fait l’objet du livre intitulé « Les cadres de l’expérience ». Le principe central de cette théorie est que « nous réagissons différemment aux messages ou aux choix que l’on nous soumet en fonction de la manière dont on nous les présente ».
La théorie des cadres est toutefois antérieure aux travaux de Goffman. Elle prend racine dans l’œuvre de l’anthropologue Gregory Bateson et de ses partenaires de l’École de Palo Alto. Cette équipe de recherche a établi des rapports significatifs entre pathologies de la communication et pathologies des relations sociales.
C’est sous le nom de « syndrome trancontextuel » que Bateson a regroupé les réactions émotives et psychiques observées chez des personnes confrontées à l’expérience brutale d’une rupture de cadre – ou d’une « transgression » des contextes de communication – lorsque celle-ci se produit dans le cours d’un échange significatif. C’est cette épreuve cognitive à la fois troublante et risquée que parodie avec humour la scène suivante construite sur le modèle de la « caméra cachée ».
Si les ruptures de cadre peuvent provoquer le rire lorsqu’elles sont mises en scène, elles peuvent aussi entraîner la perplexité, la colère ou même la souffrance psychique lorsqu’elles se produisent dans la réalité.
Trois buzz négatifs
Les trois vidéos qui suivent présentent des cas d’espèce dont les conséquences sur les internautes sont facilement discernables grâce à la présence visible de commentaires, d’apartés et de réactions exprimées au moyen de mèmes, comme celui que constitue le rire culte de l’humoriste espagnol El Risitas.
Le premier cas est celui d’une entrevue donnée par Typhaine D, une militante dont l’apostolat est de promouvoir une langue « féminine universelle ».
L’effet déjanté de ses prestations, que ce soit dans la vidéo ci-dessus ou dans une
???? Franchement, j’ai beaucoup ri ! Puis après je me suis souvenu que cette personne existe pour de vrai et qu’elle n’est pas internée en psychiatrie…
????????? Il n’y a pas de mot assez fort pour décrire le malaise que j’ai éprouvé durant cette vidéo…
???? Je n’ai pas su définir si c’était de l’humour ou un exposé féministe. Je ne sais pas s’il faut que je pleure ou que je rigole ?
Le deuxième cas concerne Arnaud Gauthier-Fawas, responsable d’une association militante pour les droits des personnes LGBT.
Le paradoxe avec lequel il faut composer ici est à la fois d’ordre perceptif (comme dans une illusion d’optique) et cognitif (comme lorsque deux visions du monde s’opposent). L’échange auquel on assiste est déconcertant parce qu’il met en doute notre capacité d’évaluer la réalité sur la seule base de nos perceptions : bien qu’on puisse être d’avis que Gauthier-Fawas présente bien l’apparence d’un homme blanc, il faut réviser notre estimation en conséquence de l’arbitraire de son identité psychique : « Je ne suis pas un homme, monsieur ! Je ne suis pas blanc ! » L’effet surréaliste qui en résulte pour l’observateur est comparable à celui qu’entraîne la contemplation du célèbre tableau de Magritte, La trahison des images (1928).
Le troisième et dernier cas s’alimente à la source de plusieurs performances médiatiques de Solveig Halloin, activiste végétaliste se portant, entre autres, à la défense des animaux d’abattage.
Le mode paradoxal sur lequel s’exprime cette militante – notamment lorsqu’elle affirme « se battre pour que la violence cesse » – garantit à lui seul l’apparition du syndrome de Bateson chez ses interlocuteurs. En sublimant la cause animale qu’elle défend, Solveig Halloin franchit le seuil critique qui relie le profane au sacré, forçant dès lors une promiscuité de sens choquante entre élevage et holocauste. Cela appelle des commentaires acides à lire sous plusieurs de ses
Trois cadres rompus
Ces trois cadres rompus de la communication entraînent des réactions à classer dans des catégories distinctives du syndrome transcontextuel de Bateson. Le premier cas – qui fait sauter les frontières entre le sérieux du débat et le jeu du théâtre – exploite les effets déroutants d’un changement de règles qui survient en plein cours d’un événement social significatif. Les personnes qui s’aventurent sur un tel terrain doivent savoir qu’elles entreprennent un jeu sans fin, c’est-à-dire un jeu « qui ne peut pas engendrer de l’intérieur les conditions de son propre changement ».
Le deuxième cas – qui abolit les différences entre la carte des perceptions et le territoire de l’expérience – exploite les effets pervers d’un changement de niveau d’abstraction non maîtrisé.
Le troisième cas – qui culbute le sacré dans la cour du profane et vice-versa – exploite les effets catastrophiques d’un changement de paradigme, lequel commande une conversion irréversible de l’humanité tout entière. Ce dernier type de rupture peut causer des troubles psychiques d’une très grande gravité.
Les réseaux sociaux comme « méta cadre » de communication
Parce qu’elles prennent l’esprit au dépourvu, les ruptures de cadre sont des facteurs potentiels de dégradation des relations sociales. Lorsqu’on les envisage dans le « méta cadre » des réseaux sociaux, toutefois, leurs conséquences pathologiques se trouvent diminuées par les ripostes créatives de personnes (youtubeurs, tiktokeurs, instagrameurs et autres influenceurs) pratiquant l’art de la métacommunication, c’est-à-dire l’art de « communiquer sur la communication ».
Grâce à la mise en abîme que leurs « vidéos de réaction » accomplissent dans nos esprits – c’est-à-dire grâce à des « vidéos de vidéos » dans lesquelles on peut observer des « réactions humaines à des réactions humaines » – notre sort collectif sur les réseaux sociaux s’en trouve amélioré par la présence de dispositifs nous indiquant comment nous conduire en cas de rupture de cadre : Attention ! Indignez-vous ici ! Riez maintenant ! Soyez méfiant en tout temps !
Par leur capacité à recadrer les communications cabossées, ces méta vidéos confirment – au grave détriment de malheureux attiseurs de rumeurs – l’une des plus belles hypothèses de Bateson : « chaque fois qu’on introduit une confusion dans les règles qui donnent un sens aux relations importantes, on provoque une douleur et une inadaptation qui peuvent être graves. Or, si on peut éviter ces aspects pathologiques, l’expérience a des chances de déboucher sur la créativité ».
Sylvie Genest, Professeure à la Faculté des arts, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.