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Sylvain Kahn, Sciences Po

Alors que la guerre frappe le continent européen, il est bon d’avoir les idées claires.

Dans le récit construit depuis deux mois par Vladimir Poutine pour justifier son agression militaire, le pays « Ukraine », création artificielle, serait en vérité un morceau de la Russie qui en aurait été indûment détaché.

Si tel est le cas, pourquoi l’administration Poutine, si sûre de son bon droit, n’a-t-elle pas saisi la Cour internationale de justice ? Ce tribunal onusien en charge de juger les litiges de souveraineté et les revendications territoriales internationales tourne pourtant à plein régime. Or Moscou n’a jamais réclamé justice ni porté plainte. Depuis 2014, l’État russe ne fait que passer en force.

Le démembrement progressif de l’Ukraine

Depuis huit ans, la Russie démembre son voisin ukrainien. Elle avait déjà annexé par la force la Crimée et soustrait de fait, par la guerre hybride (recours à la compagnie militaire privée Wagner, plus de 10 000 morts et de 50 000 déplacés), une partie du Donbass à la souveraineté de l’État ukrainien. Et les événements se sont accélérés ces derniers jours.

Le 22 février, Vladimir Poutine a reconnu officiellement l’indépendance des deux républiques sécessionnistes du Donbass – la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk –, précisant que cette reconnaissance portait sur les frontières « telles que définies dans les Constitutions adoptées par ces Républiques ». Or ces « Constitutions » affirment que le territoire de chacune des Républiques autoproclamées s’étend non seulement sur les zones effectivement contrôlées par les séparatistes, mais aussi sur le reste des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk, qui restaient jusqu’ici sous contrôle de Kiev…

Dès lors, une attaque visant à récupérer la totalité de ces régions semblait inévitable. La question était de savoir si les Russes n’attaqueraient « que » ces zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk, ou bien s’ils iraient plus loin.

On vient d’avoir la réponse.

Une agression tous azimuts

Le 24 février, l’armée russe a commencé à envahir et bombarder l’ensemble de l’Ukraine. Ce choix de la violence est injustifiable. Tout compromis diplomatique avec cette politique au nom d’un prétendu « réalisme » serait une compromission.

Depuis la révolution démocratique dite « Orange » en 2004, Poutine ne parvient pas à installer durablement un gouvernement pro-russe et opposé à l’UE en Ukraine, ni à la vassaliser comme il a réussi à le faire pour la Biélorussie. À défaut, il démembre ce pays de 44 millions d’habitants grand comme la France et le met sous pression pour nuire à son économie et à sa démocratie récente.

Il reste que, dans les faits, le narratif de Poutine se retourne contre lui-même. Si, comme il le prétend, le peuple ukrainien fait partie du peuple russe, alors la démocratisation de la société et du régime politique ukrainiens depuis près de vingt ans démontre que l’autocratisme et la « démocrature » qui caractérisent la Russie depuis 1999 ne sont ni une nécessité, ni un bienfait, ni une singularité civilisationnelle.

Crise ukrainienne : pour Poutine, « l’idée même de peuple ukrainien est une vue de l’esprit », France24, 16 février 2022.

L’un comme l’autre sont une construction imposée en Russie par l’administration Poutine, son appareil coercitif et ses oligarques. Ce régime politique organise non seulement la concentration du pouvoir, mais aussi celle des richesses. La militarisation de la société y a pour fonction d’attacher idéologiquement, culturellement et matériellement une partie croissante de la société à ce nouvel ordre.

L’État poutinien a modernisé l’armée russe. Il en a fait un pilier de la société. Il en a ajusté l’efficacité destructrice dans le laboratoire grandeur nature de sa guerre en Syrie en 2015. En 2022, Poutine peut sans contestation ni délibération encercler militairement l’Ukraine en mobilisant 150 000 hommes sur un total de 1 million de soldats bien équipés, bien formés et bien payés. Puis l’envahir sans coup férir. Comme l’expliquent Isabelle Mandraud et Julien Théron, « la violence est constitutive de la présidence de Vladimir Poutine ».

Le choix de l’Europe

L’histoire de la Russie qu’écrit Poutine est à rebours de l’évolution qu’a choisie la société ukrainienne. C’est pourquoi la majorité des Ukrainiens aspire à un resserrement des liens de tous ordres entre leur pays et l’Union européenne voire à une adhésion à celle-ci.

Cette européanisation est insupportable aux yeux de Poutine. L’UE représente une alternative bien solide et bien réelle à son modèle d’un monde violent qui méprise le droit, le pluralisme, la société civile et l’individu. Cette histoire de violence nous concerne très concrètement : l’UE partage 2 257 km de frontières avec la Russie et abrite au cœur de son territoire l’enclave de Kaliningrad sur la Baltique, équipée de missiles russes de courte portée de type SS-26.

Cette réalité n’a pas empêché des analyses affirmant que les Européens auraient manqué de sagesse et de réalisme en n’imposant pas aux Ukrainiens un statut de pays neutre sans vocation à entrer dans l’UE (actualisation du concept old school de « finlandisation » des temps révolus de guerre froide).

Finlandiser l’Ukraine, ç’aurait pourtant été décider du sort des Ukrainiens à leur place – ce qu’on reproche à Poutine de faire – tout en aidant ce dernier à atteindre et à légitimer ses objectifs de vassalisation de l’Ukraine. En soutenant l’Ukraine et en sanctionnant les dirigeants russes, les Européens ne dissuadent certes pas Poutine de déclencher la guerre. Mais ils sont, aux yeux du monde, fidèles au récit qu’ils font d’eux-mêmes, sans illusions et sans faiblesse.

Une puissance militaire et atomique membre du Conseil de sécurité, frontalière de l’UE et de l’OTAN, est en train d’envahir un pays ami et associé. Que faire ? Comment ramener l’État russe à la raison ? Comment soutenir le peuple ukrainien et son pays sans tomber dans un conflit généralisé et atroce dans toute l’Europe ? En 2022, pour agir, c’est à cette question qu’il nous revient collectivement, à nous les Européens, de trouver une réponse.

Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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