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Du troc aux ventes d’occasion, les paradoxes de la consommation collaborative chez les jeunes
Pascale Ezan, Université Le Havre NormandieLa consommation collaborative tend à bousculer les schémas établis des modèles d’achat-vente, effaçant peu à peu les frontières entre producteurs et consommateurs. Plus concrètement, si ses contours sont difficiles à cerner, un consensus se dessine pour définir la consommation collaborative comme un système de redistribution entre particuliers fondés sur l’échange, le troc, le don ou encore l’achat-vente de produits d’occasion.
L’habillement représente un secteur particulièrement dynamique dans le domaine et de nombreuses plates-formes en ligne de seconde main proposent à présent des alternatives à la fast fashion, en ancrant leurs promesses dans une recherche de sobriété et de lutte contre le gaspillage, favorable à la planète.
L’étude que nous menons actuellement montre que les jeunes ont investi ces plates-formes selon des motivations diverses et non exclusives. Elle met en exergue les paradoxes qui régissent chez eux la consommation collaborative entre valeurs consuméristes et pratiques responsables.
Des motivations multiples
Pour certains jeunes, les plates-formes en ligne répondent au désir de devenir des contributeurs de la durabilité, en achetant uniquement des produits dont ils ont besoin, en adéquation avec des budgets souvent limités. Pour d’autres, ces plates-formes autorisent l’accès à des pièces vintage, issues de séries antérieures, afin de se soustraire à une mode standardisée induisant des looks uniformisés. Pour d’autres encore, la fréquentation de ces plates-formes représente une opportunité d’acquérir des marques désirables, voire iconiques, à un prix accessible.
Le choix foisonnant exposé sur les plates-formes favorise également chez eux des comportements de « serial shopper » et les pratiques d’achat liées aux achats en ligne se substituent alors au traditionnel shopping, permettant de s’affranchir des contraintes de mobilité avec des offres issues du monde entier. Enfin, d’autres se montrent sensibles au côté pratique de ces modèles d’affaires qui autorisent des achats groupés sous forme de lots, vecteurs de bons plans et de gain de temps.
De manière globale, si à la base ces plates-formes ont vocation à responsabiliser les consommateurs en les incitant à adopter des comportements vertueux pour l’environnement, les logiques hédoniques, récréatives et sociales qui animent ces espaces virtuels les transforment en véritables terrains de jeu pour des jeunes, rompus aux codes et aux valeurs consuméristes, qui y développent des pratiques de collection.
Le collectionneur aime à s’entourer d’objets. Ces derniers contribuent dès lors à la construction de son identité car, selon Belk, les biens circonscrits dans une collection s’entendent comme une extension de soi. La collection induit une curiosité singulière à l’égard des choses et une habileté à percevoir la valeur des objets et soumet le passionné à une quête permanente pour compléter sa collection. La tendance à l’accumulation apparaît ainsi comme un des corollaires de la collection.
Comme le souligne Baudrillard, pour un collectionneur, un seul objet ne suffit pas, il doit être intégré dans une série pour révéler tout le sens que lui donne son récipiendaire. Cette appétence à rechercher des produits nourrit dès lors une compétence à s’informer des nouveautés, à sélectionner, à hiérarchiser les objets en fonction de la valeur que le connaisseur leur accorde.
Cette expertise retirée de la quête des objets se double fréquemment de motivations sociales. Celles-ci combinent des liens sociaux sous forme de discussions, d’échanges de biens combinés à des rivalités entre passionnés pour acquérir les objets convoités.
À la recherche de la pièce unique
Selon la logique du ATAWAD (Any Time, Anywhere, Any Device) qui caractérise les millennials, les plates-formes de seconde main s’insèrent dans leur mode de vie et s’incarnent dans la consultation quasi quotidienne des offres. L’accès instantané à des millions de vêtements et accessoires de mode instaure chez eux un sentiment d’abondance comme un appel à l’accumulation. Ils y développent des compétences propres à la collection essentiellement liées au décryptage de la valeur du vêtement proposé, autour de signaux comme le prix, la portée symbolique de la marque ou la rareté du produit. Cette rareté constitue une préoccupation majeure qui guide leurs liens sociaux sur les plates-formes.
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Ainsi, la rareté perçue érige certains vêtements au statut de pièce unique sur ces plates-formes. Elle incite les jeunes à mettre en place des stratégies de veille, matérialisées par des alertes, des trackers, des suivis de membres de la plate-forme présentant les mêmes goûts vestimentaires et une silhouette similaire. Ils sont amenés à consulter aussi les réseaux sociaux pour être informés très tôt des futurs dépôts que les influenceurs annoncent à leurs abonnés sur leurs comptes.
Les plates-formes de seconde main s’intègrent ainsi dans un écosystème numérique conçu comme un territoire privilégié pour assouvir de tendances matérialistes qui apparaissent très éloignées des questions environnementales.
Pourtant derrière ces contradictions se cache sans doute une volonté de faire preuve d’une plus grande sélectivité dans le choix des produits achetés. Cette sélectivité prend appui sur les nombreuses tensions qui animent la consommation entre achat plaisir, achat rationnel, achat responsable… auxquels cette génération est particulièrement confrontée.
Notre recherche met en exergue les paradoxes qui régissent la consommation collaborative chez les jeunes. Toutefois, en ayant recours aux plates-formes de seconde main, les jeunes semblent revendiquer leur attrait pour des produits ou des marques qui sont vecteurs de sens et la collection comme forme de consommation à la fois matérialiste et symbolique offre sans doute une grille de lecture pour appréhender cette complexité.
Pascale Ezan, professeur des universités - comportements de consommation - alimentation - réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.