Du live NPC au live match sur TikTok : les nouvelles stratégies d'influence
C’est un peu comme une course infinie, entre les influenceurs et le législateur. À mesure que celui-ci prend des dispositions pour réguler les usages, les spécialistes de l’incitation à consommer s’adaptent et trouvent de nouveaux modes de communication, qui, par ricochet, suscitent de nouvelles lois… Au fur et à mesure, un équilibre se précise pour définir les pratiques commerciales éthiques. Dernier épisode en date : la pratique des live matchs sur TikTok.
Revenons en arrière. Une première étape a été dessinée par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (Arpp). Cette dernière a défini l’influenceur comme un
« individu créant du contenu, exprimant un point de vue ou donnant des conseils, dans un domaine spécifique et selon un style ou un traitement qui lui sont propres et que son audience identifie ».
L’Arpp a établi une première recommandation pour suivre une communication publicitaire digitale plus éthique. Avec cette définition, l’objectif poursuivi était de rendre plus transparente la relation entre les trois acteurs de l’influence commerciale : l’influenceur, l’agent et l’annonceur.
En France, l’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté en juin 2023 une loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Selon les règles déontologiques mises en place, les intentions marchandes d’un influenceur ne peuvent plus être dissimulées aux futurs consommateurs.
Le chat et la souris version 3.0
Et pourtant, de nouvelles pratiques de « publicitarisation » des médias et de marchandisation des individus se multiplient sur TikTok comme le live NPC, le ASRM, le mukbang ou encore le live match déjà évoqué. Si tous ces acronymes et autres mots-valises n’évoquent rien, c’est sûrement que vous n’êtes pas des familiers des réseaux sociaux destinés aux plus jeunes.
La caractéristique de toutes ces formes de promotions est qu’elles sont produites par des influenceurs défiant la législation, en jouant avec les frontières éthiques des plates-formes. Pour comprendre ces innovations perpétuelles, il faut revenir au mode de fonctionnement économique des plates-formes. Sur TikTok,par exemple, les créateurs de contenus tentent de retenir leurs cibles en exploitant toutes formes de communications créatives. L’objectif premier étant de rallier de plus en plus d’abonnés pour former une communauté la plus large possible et, ainsi, bénéficier d’une plus grande visibilité et obtenir toujours plus de dons en ligne.
Passons en revue toutes ces nouvelles formes de communication marchande en commençant par l’« ASRM », qui consiste à diffuser, dans de courtes vidéos, des stimuli sonores ou visuels. Le but est de favoriser les méridiens sensoriels pour obtenir l’apaisement, voire la relaxation en diminuant le rythme cardiaque.
Du plaisir en ligne
Autre cas de partage de plaisir en ligne, pour augmenter le taux de suivi, le mukbang, qui pour un « performer » consiste à cuisiner et absorber une quantité démesurée de nourriture en échangeant parfois avec le public en temps réel. L’ASRM peut être associée à cette action.
Ce phénomène nouveau sur les réseaux permettrait de se relaxer en regardant une personne manger. La personne qui regarde de telles vidéos serait censée consommer moins de calories en découvrant d’autres cultures culinaires, car cette activité est pratiquée par des influenceurs du monde entier (ou presque). Ultime atout de cette pratique : elle sortirait le « spectateur » de sa solitude, puisqu’il pourrait ainsi manger en compagnie d’un influenceur et de sa communauté qui commente chaque bouchée.
Autre forme de créativité apparue à la fin de 2023 : le « non-player character » (NPC), soit en français un « personnage non joueur » (PNJ). Cet acronyme définit usuellement un avatar de jeux vidéo venant transformer l’apparence des influenceurs. Dans cette relation entre les créateurs de contenu et leurs abonnés, les followers prennent virtuellement possession du corps des premiers. Ils animent alors leurs anatomies robotisées de l’autre côté de l’écran. Répondant aux demandes du public, les influenceurs développent des gestes et des déplacements saccadés – qui rappellent le monde du jeu vidéo. Ils adoptent aussi un langage stéréotypé, toujours pour figurer cet univers virtuel et ludique, à chaque nouvelle commande d’un abonné qui manipule leurs corps.
Ainsi, Pinkydoll, transformée le temps d’un live NPC en avatar, répétait-elle, inlassablement, « ice cream is so good » (« la glace est tellement bonne ») pour répondre à l’injonction des followers, en mimant une dégustation de glace de manière brève et saccadée.
Une constante dans cette manipulation règle le jeu d’acteur. Les influenceurs interagissent, dominés par leurs communautés grâce à une relation monétisée envoyée digitalement sous forme de symboles (cœur, cornet de glace, etc.) correspondants à une somme pouvant aller de quelques centimes voire à… des centaines de dollars.
Des combats entre influenceurs
Plus récemment encore, le « live match » s’est invité au centre des débats. Un live match est la diffusion en direct de l’affrontement verbal de deux influenceurs (ou plus) dans le but d’obtenir le plus de popularité. Durant ces quelques minutes, les créateurs de contenu, face à la caméra, sollicitent de leur audience des cadeaux virtuels et monétisables. Pour remercier à leur tour les généreux donateurs, les influenceurs citent à haute voix leur nom et offrent ainsi aux plus généreux membres de leur communauté un espace de reconnaissance de quelques secondes.
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Là encore, la monétisation virtuelle joue un rôle central. Les pièces virtuelles TikTok (d’un montant de 11,90 euros les 1000 pièces) permettent d’acheter des stickers. Ces derniers animent le live et contribuent à l’avancée du match. Plus ils sont chers et plus ils rapportent de points aux influenceurs pour gagner leur match. Si la plate-forme TikTok indique dans ses conditions générales d’utilisation qu’il faut “être âgé(e) de 18 ans ou plus pour pouvoir diffuser des contenus en direct et utiliser les fonctionnalités relatives à la diffusion en direct” ou “interagir avec des articles virtuels”, les matchs ne font toujours pas l’objet d’une régulation officielle.
Qui manipule qui ?
Dans ce nouveau théâtre médiatique, comprendre qui manipule qui n’est pas facile. En premier lieu, les influenceurs dirigent leur communauté en appliquant un scénario et une mise en scène pensés pour retenir l’attention du plus grand nombre et recevoir le plus de dons virtuels pendant les matchs. Pourtant, c’est ce même public qui tire les ficelles et qui manœuvre les influenceurs. Les dons virtuels qu’ils envoient sous forme d’autocollants animés peuvent, en effet, transformer les visages en s’y collant et manipuler les corps des influenceurs à loisir en les transformant en marionnettes. De plus, les influenceurs qui perdent un match doivent aussi subir un gage sous le regard des abonnés.
Cette forme de manipulation n’est pas sans rappeler celle exercée par les influenceurs biodigitaux. Ces individus numériques semblables en apparence aux êtres humains sont en réalité entièrement générés par l’intelligence artificielle. Derrière l’apparence d’un spectacle, les équipes marketing des marques internationales s’en servent pour promouvoir leur discours de manière originale, en collaboration avec les plus grandes plates-formes. Là encore, la régulation est d’autant plus complexe, que les followers apprécient ce type de happenings numériques, qui contribuent à “publicitariser” le média et à favoriser la croissance des publics.
Cet article s’appuie sur un article en cours dans la revue Communication & Management. Il s’inscrit également dans la prolongation des réflexions engagées dans l’ouvrage collectif « Les dessous de la publicité ».
Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École et Marie-Nathalie Jauffret, Chercheure - Prof. Communication & Marketing, International University of Monaco
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.