En 2017, le gouvernement néo-zélandais à accordé au fleuve Whanganui une identité légale, notamment à cause de son importance pour les M?ori. Tim Proffitt-White/flickr, CC BY-NC-ND
Antoine Fricard, IMT Mines Alès – Institut Mines-Télécom« Depuis la Révolution américaine, depuis la Révolution française, nous avons donné des droits fondamentaux à tous les hommes et à toutes les femmes. Cette marche vers l’égalité et la démocratie fut un progrès magistral dans l’évolution de nos sociétés humaines. Mais avons-nous aussi donné des droits à la nature ? Pas vraiment. Nous avons toujours cette vision anthropocentriste que la nature est là pour répondre à nos besoins. Point final. »
Cet extrait relate l’esprit du discours d’Alexandre Boulerice (chef adjoint du Nouveau Parti Démocratique, au Canada) dans son allocution du 22 avril 2022 à l’ONU, pour proposer un statut juridique au fleuve du Saint-Laurent.
L’être humain utilise l’eau pour de multiples raisons : alimentation en eau potable et assainissement, irrigation, production d’énergie… Mais quelle place donnons-nous aux « besoins environnementaux », en d’autres termes que faisons-nous pour que les écosystèmes aquatiques (animaux, plantes, etc.) vivent en bonne santé ?
Subissant déjà de nombreuses pressions du fait de ces usages anthropiques, l’eau et les milieux aquatiques sont également des victimes du changement climatique. Le cycle hydrologique se trouve affecté dans tous ses aspects par les variations du climat, avec de fortes répercussions sociales, sanitaires, économiques et environnementales.
Toutefois, contrairement aux activités humaines qui bénéficient d’ambassadeurs pour défendre leurs intérêts, comment est entendue la rivière elle-même ?
Les liens à la rivière
Pour répondre à cette question, une des pistes de travail des sciences humaines actuelles est d’étudier les leviers de la mobilisation collective en partant de l’attachement que nous avons tous, plus ou moins, avec notre environnement. Il s’agit ainsi de déterminer les formes de liens qui peuvent se nouer entre un individu, ou groupe d’individus, et les systèmes écologiques.
De nombreux chercheurs œuvrent dans ce sens, dans une démarche que l’on nomme « recherche qualitative », et qui se caractérise comme une véritable enquête à mener au plus près des acteurs et des territoires.
Classiquement, une enquête peut prendre diverses formes, comme la conduite d’entretiens semi-directifs ou encore la passation de questionnaire. Mais de nouvelles formes innovantes d’enquête émergent, à l’image des interviews-photos, où l’opportunité est laissée aux individus de dévoiler leurs affects, leurs émotions, de donner leur « point de vue » en somme.
Le souvenir d’une balade en forêt, le plaisir d’admirer un horizon, la présence d’un barrage de castors sur un ruisseau… autant d’éléments qu’il devient possible de décrypter à l’aune de ces liens affectifs.
Dans le cas de la préservation de l’environnement, les liens entre nos sociétés et les écosystèmes révèlent l’interdépendance de nos vulnérabilités respectives et deviennent alors le cœur de la solution.
Dans le livre Manières d’être vivant, Baptiste Morizot parle des « égards ajustés » entre toutes les dimensions du vivant pour ne pas oublier que nous faisons partie d’un tout. Nous faisons « vie » avec les écosystèmes qui nous entourent, donnant une certaine nécessité ressentie de les protéger.
La rivière façonne en effet les paysages, mais aussi les modes de vie, auxquels les populations s’attachent. L’approche par les affects permet alors une adaptation des pratiques de préservation de l’eau selon les enjeux vécus localement (qualité de l’eau, risques naturels, biodiversité, valorisation culturelle, etc.), favorisant la co-construction des solutions et des décisions.
En effet, en s’appuyant sur la perception des riverains de « leur » rivière, des messages nouveaux peuvent apparaître, y compris aux yeux des gestionnaires. Basée sur les sens du quotidien, comme l’observation visuelle ou olfactive, cette perception doit être étudiée et prise en compte, pour améliorer les connaissances des milieux, voire pour compléter les outils et dispositifs de gestion existants.
L’évolution du droit
Les rapports que nos sociétés entretiennent avec l’eau sont ainsi régulés depuis plusieurs décennies, à travers une conciliation des usages qui vise à préserver ce « patrimoine commun » que représente la ressource et les milieux aquatiques. En France, c’est ainsi la loi sur l’eau du 3 janvier 1992 qui en régule les usages.
Au-delà de ces régulations d’usage, de nombreuses décisions de justice commencent également à confronter les conséquences des activités humaines à l’état de l’environnement, notamment dans le domaine de l’eau, et ce à travers le monde.
Prenons les exemples cités par la juriste et essayiste française Valérie Cabanes, dans son ouvrage « Un nouveau droit pour la Terre » : la Cour du Belize a reconnu le 26 avril 2010 le préjudice subi par la Grande Barrière de corail dans la mer des Caraïbes en tant qu’organisme vivant ; en 2017, le parlement néo-zélandais a accordé une identité légale au fleuve Whanganui, notamment du fait de son importance pour les M?ori ; tandis que la même année en Inde était reconnue la personnalité juridique au fleuve sacré du Gange et à son principal affluent, la Yamuna.
Nous pouvons ainsi observer une évolution progressive du droit de l’eau qui, au-delà de la régulation des usages dans une logique de sauvegarde, s’est saisi de la question de la place du cours d’eau en lui-même dans nos interactions.
Ces décisions ont, ou auront, des impacts décisifs. Dans le cas du Whanganui en Nouvelle-Zélande, l’utilisation de l’eau, mais aussi des sols doit maintenant au préalable prendre en compte les besoins des communautés et des écosystèmes concernés afin de garantir la protection des droits du fleuve et du parc environnant.
Les perspectives citoyennes
En France aussi, les citoyens souhaitent prendre part à ces débats et partager leurs avis. C’est par exemple le cas de l’Appel du Rhône, démarche transnationale entre France et Suisse portée par l’association Id·eau qui vise à doter le fleuve d’une personnalité juridique. La première session de l’Assemblée populaire du Rhône a eu lieu du 27 au 29 août 2021 à Arles, pour inviter les riverains à imaginer un nouveau modèle d’écologie sociale.
En Corse, le Tavignanu, deuxième fleuve de l’île de beauté, a été doté le 29 juillet 2021 d’une symbolique Déclaration des droits, calquée sur le principe de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » par le collectif Tavignanu Vivu, UMANI et Terre de Lien Corsica–Terra di u Cumunu. Née d’une lutte contre un projet d’enfouissement des déchets, la démarche a été poursuivie par le collectif, en s’appuyant sur l’affect développé avec le cours d’eau, pour porter un message plus universel de reconnaissance du fleuve.
Ces différents exemples, prenant corps selon les spécificités locales, sont l’expression d’un rapport sensible à l’eau que vivent les habitants côtoyant ces cours d’eau.
Antoine Fricard, Doctorant en Sciences de l'eau, IMT Mines Alès – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.