Le pouvoir d’achat, est-ce vraiment bien cela qui compte ? Ahmad Ardity / Pixabay, CC BY-SA
Décryptage : le pouvoir d’achat, et si l’on se focalisait sur autre chose ?
Emmanuelle Mazuyer, Université Lumière Lyon 2Depuis des décennies, c’est lui qui alimente la majeure partie des contenus des journaux télévisés, fait les titres de la presse écrite et vampirise les sujets des campagnes électorales. Sa baisse aurait provoqué le mouvement des « gilets jaunes » et il affole les gouvernants qui adoptent des « primes » successives et ciblées afin de le maintenir. En août dernier, une loi prévoyant des mesures d’urgence pour le préserver a été votée.
Lui, c’est le pouvoir d’achat bien sûr… Est-il cette notion indépassable et incontournable pour identifier les besoins des individus dans nos sociétés occidentales ? Qu’est-ce que la centralité de ce terme signifie ? Notre pouvoir d’achat étant notre pouvoir d’acheter, sommes-nous réductibles à notre statut de consommateurs ? Serait-il possible d’utiliser d’autres notions équivalentes pour mesure les niveaux de vie des individus ?
Notre hypothèse est que cette référence n’est pas anodine et révèle beaucoup de la structuration de nos rapports sociaux, de nos modèles économiques et de nos démocraties.
Des sources de controverses
Une note du Conseil d’analyse économique (CAE) publiée en 2008 en proposait la définition suivante, une double définition plus précisément, proche de celle de l’Insee :
« Pour l’économiste, le pouvoir d’achat est la quantité de biens et de services que l’on peut acheter avec le revenu disponible. Il suffit donc que la hausse des revenus dépasse celle des prix pour que le pouvoir d’achat progresse. De façon plus empirique, l’homme de la rue raisonne différemment : “son” pouvoir d’achat représente “sa” capacité à acquérir les biens et les services qui forment les standards du moment ».
Il y a là une notion économique qui a pour objectif de mesurer la quantité de biens et de services qu’un revenu donné permet d’acquérir. Son évolution est liée à celle des prix et des revenus. Si les prix augmentent dans un environnement où les revenus (salaire, rémunération du capital, prestations sociales) sont constants, le pouvoir d’achat diminue ; si la hausse des revenus est supérieure à celle des prix, le pouvoir d’achat pourra augmenter. Lorsque l’on dit « revenus », il s’agit du revenu disponible brut (RDB), c’est-à-dire de ce dont dispose un ménage pour consommer, épargner ou investir après avoir réglé ses cotisations sociales et impôts directs et avoir reçu d’éventuelles allocations.
Au-delà de sa définition, le calcul du pouvoir d’achat est également source de nombreux malentendus. Faut-il par exemple employer une méthode qui calcule en agrégeant le revenu de tous les ménages ou par tête ? Dans le premier cas, le pouvoir d’achat aurait progressé en moyenne de 2,1 % par an entre 1974 et 2006 mais que de 1,6 % dans le second qui tient compte de l’évolution de la taille de la population. Et si l’on calcule par unité de consommation, c’est-à-dire en attribuant un poids différent à un enfant et à un adulte, et en s’adaptant au nombre d’adultes dans un ménage, ce chiffre n’est plus que de 1,3 %.
Les chiffres varient également selon la façon dont on prend en compte l’inflation. On peut utiliser les prix de l’ensemble des biens de consommation mais aussi, parfois de façon plus pertinente, uniquement ce que l’on appelle les dépenses « non-pré-engagées », celles qui ne sont pas issues de contrats difficilement renégociables à court terme, telles que les dépenses liées au logement (loyer, eau, gaz, électricité), à son assurance ou son forfait téléphonique. On parle alors de « pouvoir d’achat arbitrable ».
Et pourquoi pas des notions alternatives ?
Nous avons bien ici les ingrédients d’une instrumentalisation possible de cette notion et de multiples sources de malentendus. Comme le souligne la définition du CAE, une autre difficulté vient du décalage entre l’évolution objective du pouvoir d’achat et la perception qu’en ont les ménages.
Des notions différentes faisant appel à d’autres représentations sociétales pourraient être utilisées comme le niveau de vie, autrement appelé revenu disponible brut ajusté. On va, en quelque sorte, convertir en revenu dans le calcul une dépense non supportée par le ménage. Bénéficier de l’école gratuite, par exemple, revient à disposer du revenu pour la payer. Ce n’est de fait pas la même chose de disposer d’une somme identique dans le cas où les ménages ont à charge de payer l’école et dans le cas où ils ne l’ont pas. On obtient alors une croissance annuelle moyenne de 1,9 %.
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On pourrait aussi intégrer l’indice de Gini qui rend compte du niveau d’inégalité pour une variable et sur une population donnée. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême). Mobiliser l’indice mondial du bonheur par pays ne serait pas non plus sans pertinence. Pour 156 pays, un rapport issu des données du Gallup World Poll est publié chaque année par les Nations unies. Les répondants doivent évaluer leur vie de zéro à dix. Zéro représente la pire vie et dix la meilleure vie. Six facteurs sont pris en compte : le PIB, l’espérance de vie, la générosité, le soutien social, la liberté et la corruption qui sont comparés à un pays imaginaire, appelé Dystopia.
Des niveaux de bien-être, également, sont calculés, y compris par l’OCDE, institution pourtant rompue aux indicateurs économiques. En France, des rapports annuels tenant compte de différents facteurs sont publiés par des experts universitaires, comme Mathieu Perona et Claudia Senik, chercheurs au Cepremap.
Étant donné ces alternatives, pourquoi camper sur la notion de pouvoir d’achat ? Sommes-nous sciemment réduits à notre statut de consommateurs, et non à celui de citoyens, d’individus, d’êtres humains ? La société de consommation est si centrale dans les pays occidentaux que la réponse tend à être positive et les critiques de la notion restent minoritaires.
Or, l’urgence climatique et écologique nécessite une autre vision du monde pour sortir d’un modèle économique obsolète, fondé sur une production excessive et une surconsommation dont la centralité du pouvoir d’achat est le symbole. Rappelons ici, pour s’en convaincre, les propos de l’écrivain Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaires publiés en 1976 :
« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé “la société de consommation”, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. »
Emmanuelle Mazuyer, Directrice de recherche au CNRS en droit, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.