La stratégie de la SNCF d’après-guerre oppose les tenants du réseau à grande vitesse et ceux du développement des lignes secondaires, rappelle, dans une tribune au « Monde », Letizia Jouffroy, fille d’un ingénieur visionnaire de l’entreprise.
Tribune. A l’heure de la dénonciation par les « gilets jaunes » des « territoires délaissés », du débat sur la taxe carbone et de la réforme de la SNCF, la question du transport ferroviaire est à nouveau d’actualité. Or sa situation présente résulte des choix politiques des années 1950. Fille de Louis-Maurice Jouffroy (1899-1980), j’ai assisté en tant que témoin aux débats de l’époque, qui opposaient les partisans des lignes à grande vitesse entre les grandes villes à ceux de la desserte du territoire par un maillage serré, dont Louis-Maurice Jouffroy. Ingénieur hors classe, « directeur du mouvement » à la Région du Sud-Est de la SNCF, il défendait une vision très large du trafic ferroviaire mondial, vision qu’il a développée dans son livre L’Ere du rail, paru chez Armand Colin en 1954.
Les compagnies de chemin de fer sont nationalisées fin 1937, et un service public, la SNCF, voit le jour en janvier 1938. Elle hérite du déficit conséquent, du manque de personnels et des structures délabrées des compagnies privées. En 1946, tout était à repenser : réduire le déficit par l’augmentation de la productivité, engager des agents dotés d’un « bon niveau de culture générale », reconstruire le réseau détruit par la guerre et le compléter par de nouvelles lignes.
Deux projets sont étudiés parallèlement.
L’entourage polytechnicien du président, confronté à la concurrence de la route et de l’avion, estimait urgent de réunir les grandes villes par un réseau principal à trains rapides, les TGV, dont le budget était colossal : construction de nouvelles machines, modification des trajets par l’achat ou la réquisition de terres agricoles, construction de gares TGV.
Attaché à la notion de service public
Le projet de Louis-Maurice Jouffroy, lui, était centré sur les besoins des territoires. Elevé dans une famille de militaires, licencié en droit et docteur ès lettres, il était très attaché à la notion de service public, ce pour quoi la SNCF a été créée. Auteur d’une thèse intitulée « Une étape de la construction des grandes lignes de chemin de fer en France. La ligne de Paris à la frontière d’Allemagne : 1825-1852 », soutenue en 1932, il avait débuté sa carrière en 1924 comme attaché au secrétariat général de la Compagnie de l’Est dont il avait gravi les échelons, tout en rédigeant sa thèse sous l’impulsion du professeur Albert Demangeon, spécialiste de la géographie des territoires français. Il est muté en 1944 à la Région du Sud-Est de la SNCF comme chef de la subdivision du trafic. Il visite alors méthodiquement toute la région ; sur le rail du lundi au samedi, il inspecte toutes les gares, celles de triage comme celles des réseaux secondaires. Il visite aussi le Maghreb et l’Afrique noire francophone.
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