La question de la grande vieillesse et de ses conséquences sont soulèvent aujourd’hui des questions spécifiques relatifs au débat sur le suicide assisté dans notre société. Jr Korpa/Unsplash
Comment la question de la grande vieillesse bouscule le débat sur la fin de vie
Frédéric Balard, Université de Lorraine« Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? »
Telle est la formulation de la question posée par la convention citoyenne sur la fin de vie composée de 185 citoyennes et citoyens tirés au sort, et qui a initié un travail de réflexion sur la question courant décembre 2022.
En filigrane, on comprend que cette question réactive des débats anciens au sein desquels le choix du lexique, le sens que l’on donne aux mots et l’interprétation que l’on fait des données de la recherche sont délicats et objets de controverses.
« Controverses » est un nouveau format de The Conversation. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches.
Fin de vie, fin de la vie, soins palliatifs, aide médicale à mourir, suicide assisté, euthanasie, mort choisie, droit de mourir, acharnement thérapeutique, (bonne et mauvaise) mort, mort digne, homicide, mort hâtée, soin en/de fin de vie, médicalisation de la mort, etc. Alors que certains de ces termes peuvent sembler synonymes et d’autres profondément différents, il s’avère qu’ils prennent des significations variées selon qui et dans quels contextes ils sont employés. En brossant rapidement certains enjeux relatifs à ces termes, nous essaierons de montrer la complexité des débats en particulier lorsque l’on y intègre la question de la grande vieillesse.
En effet, s’il n’est pas possible ici de retracer de manière exhaustive l’intégralité et la richesse des débats relatifs à la fin de vie en France, nous avons choisi d’aborder ces sujets au prisme d’un questionnement gérontologique car il s’avère que, dès la fin des années 1970, la question du grand âge fut posée. Ce focus sur la grande vieillesse est d’autant plus pertinent qu’il soulève aujourd’hui des questions spécifiques relatives au suicide assisté.
Accompagner le mourir
Ainsi questionner l’accompagnement de la fin de la vie et non de la fin de vie constitue une perspective éclairante tant la notion de « fin de vie » se trouve souvent réduite à une définition médicalisante. Cette dernière repose principalement sur des critères et mesures cliniques et biologiques associant ce temps de la vie à une phase terminale d’une maladie incurable dont il s’agit de soulager les maux et d’apporter un maximum de (ré)confort au mourant et à ses proches.
La fin de la vie renvoie à une idée beaucoup plus large et plus floue, celle de la proximité de la mort, souvent associée à la grande vieillesse. Certains travaux rapprochent à ce titre les Unités de Soins Longues Durées voir mêmes les Ehpad à des lieux médicalisés d’accompagnement au mourir.
Les personnes qui y résident ne sont pas nécessairement atteintes d’une maladie en phase terminale mais leur espérance de vie y est, statistiquement, très réduite. La durée de séjour moyenne est de trois ans et quatre mois mais la moitié des séjours en Ehpad durent moins d’un an et demi. Lorsqu’il s’agit de « soigner » – au sens de care – des personnes très âgées ne souffrant pas de maladie en phase terminale mais expérimentant une grabatisation extrême, de quoi est-il question ? Certains défendront l’idée d’un devoir social de sollicitude envers la fin de vie de nos anciens tandis que d’autres verront dans cet accompagnement une forme « d’acharnement thérapeutique » visant à prolonger des phases terminales.
Hâter la mort
Certains travaux ont montré que plusieurs sociétés traditionnelles – mais ce fut aussi le cas en France - ont mis en œuvre des comportements visant à hâter la mort des personnes malades et/ou âgées qui pourraient s’apparenter à l’euthanasie ou au suicide assisté.
L’euthanasie désigne un acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci. Dans le suicide assisté, la personne absorbe/s’injecte elle-même le produit léthal, souvent accompagnée d’un proche à ses côtés.
Bien qu’on puisse y voir une différence majeure car aucun tiers ne porterait la « responsabilité » de la mort dans le cas du suicide assisté, qu’en est-il lorsque la personne est en difficulté physique pour accomplir l’acte ? La frontière entre l’accompagnement et l’assistance semble dans ce cas, très ténue.
Dans cette réflexion sur le lexique, faut-il penser ensemble le suicide et le suicide assisté ? L’American Association of Suicidology (AAS) tient fermement à ce que se trouvent distingués l’« aide médicale à mourir (AMM) » (physician assisted dying) du suicide médicalement assisté.
Pour cette association dont la vocation est la prévention du suicide, l’AMM s’adresse à des personnes en phase terminale qui n’ont pas nécessairement la volonté de mourir tandis que le suicide serait le fait de personnes qui ne sont pas mourantes mais qui veulent mourir parce qu’elles souffrent d’un désespoir psychologique.
Pour l’ASS comme pour certains médecins psychiatres, le suicide ne peut être un choix mais la résultante d’une souffrance (physique et/ou mentale).
Mourir, un droit
Si les travaux historiques témoignent de l’évolution et des métamorphoses de l’idée de la belle et de la bonne mort, on peut considérer que les débats contemporains autour l’idée de mort choisie remontent aux années 1970.
Aux États-Unis, le Californian Natural Death Act du 30 septembre 1976, promulgué le 1er janvier 1977 stipulait le droit d’une personne adulte de faire une directive écrite ordonnant à son médecin de suspendre ou de retirer les procédures de maintien de la vie en cas d’état terminal.
Dans cet acte, il n’est pas question de suicide assisté mais simplement de refuser l’acharnement thérapeutique et laisser mourir « naturellement » le patient. En France, le sénateur Henri Cavaillet déposait en avril 1978 la première proposition de loi relative au droit de vivre sa mort.
Le 17 novembre 1979, l’écrivain Michel Landa se faisait l’écho de cette proposition de l’amendement de l’article 63 du code pénal en publiant dans Le Monde un texte intitulé « Mourir, un droit ». Il y défendait l’idée d’une mort digne qui préserve le mourant de l’acharnement thérapeutique. Son argumentation repose sur l’idée de mauvaise mort et sur le fait qu’en l’absence de loi sur le droit au mourir, la société ne laisse aux personnes que l’option d’un « suicide solitaire, préparé en secret, et dont l’issue n’est jamais certaine ».
Dans ce texte, il choisit d’illustrer son propos en évoquant le « mouroir » et la grabatisation et sous-entend que si les vieillards ne se suicident pas plus, c’est qu’ils n’en ont pas les moyens matériel et physique. En 1980, Michel Landa et Pierre Simon fondaient l’Association pour le Droit à mourir dans la dignité dont Henri Cavaillet fut président.
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Son successeur, le théologien Jacques Pohier développait en 1991 l’argument selon lequel la grande nouveauté de la mort est qu’elle survient désormais après une longue période de vie voire de survie, fruit des progrès de la médecine et des conditions de vie. Il défendait que cela conduit à des fins de vies, des morts qui s’éternisent et qui n’ont rien de « naturelles » puisqu’elles sont le « fruit de l’industrie humaine ». Selon lui, il y a deux options possibles pour la société : considérer qu’il est normal que l’être humain quitte la vie comme il l’a commencée avec une perte croissante de son autonomie ou assumer la responsabilité des progrès effectués et faire que quitter la vie soit le fruit d’un acte choisi.
Une perception individualiste de la mort ?
Dès les années 1980, ces arguments ont rencontré une forte opposition en particulier du côté des médecins (voir notamment dans cet ouvrage les articles de Robert Moulias, Renée Sebag-Lanoë, Emmanuel Hirsch).
Ces praticiens récusaient l’idée du droit au mourir et promouvait celle du droit aux soins. Ils considéraient que l’enjeu était l’accompagnement du mourir et le soulagement de la souffrance à une époque où le cancer causait déjà nombre de décès. Ces arguments furent à l’origine du développement des soins palliatifs en France à la suite de la circulaire Laroque de 1986.
L’idée de la mort choisie a ainsi été interprétée comme le fruit du mouvement d’individuation de la société et une injonction à l’autonomie. L’individu moderne se devrait d’être autonome, responsable de sa vie et donc aussi de sa mort.
Les plaidoyers pour un suicide assisté furent considérés par certains comme la consécration d’un matérialisme exacerbé, d’une société mortifère et transgressive ne reconnaissant plus de valeur à la vie des malades et des personnes âgées. Certains allant même jusqu’à voir le suicide assisté comme une incitation sociale au suicide et une forme exacerbée d’âgisme.Pour ces auteurs, le suicide assisté serait une réponse cynique au vieillissement et une discrimination envers les personnes âgées grabataires.
Bien que plus modérés, plusieurs médecins et éthiciens, se sont clairement engagés pour les soins palliatifs et contre l’idée d’un droit à mourir argumentant que l’on ne peut légiférer sur la mort.
Dans les arguments des deux camps, l’éthique du bien mourir et la dignité humaine se trouvent mobilisées et le suicide y apparaît comme le parangon de la mauvaise mort.
Le suicide assisté : débats contemporains
En Suisse, le suicide est dépénalisé depuis 1937 et l’aide au suicide est tolérée si la personne est douée de discernement et si le mobile égoïste de l’assistant (un proche, souvent un membre de la famille) n’est pas établi.
Ainsi depuis 1982, plusieurs associations se sont créées pour aider les personnes qui, éprouvant différentes sortes de souffrances, souhaitent mettre fin à leur vie. Les recherches montrent que la mort par suicide assisté en Suisse reste statistiquement marginale puisqu’en 2018, seul 1,8 % des décès tous âges confondus ont été causés par un suicide assisté.
Fait notable en revanche, le nombre de suicides assistés est supérieur à celui des suicides (non assistés) pour les plus de 75 ans).
En 2001, les Pays-Bas légalisaient l’euthanasie et le suicide assisté après les avoir dépénalisés en 1993 et 1994. En 2002, la Belgique dépénalisait l’euthanasie sous certaines conditions. La loi permet en effet au médecin de pratiquer l’euthanasie si le patient lui en fait la demande de manière « volontaire, réfléchie et répétée », et si ce dernier « se trouve dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ».
Le déplacement des âges du mourir
En dépit des divergences d’accès à ces fins de vie « choisies », plusieurs travaux menés en Suisse et en Belgique concordent sur le fait que les personnes âgées constituent une population majoritaire.
Le déplacement des âges du mourir qui s’opère depuis le milieu du XIXe siècle fait que pour des pays comme la Suisse, la Belgique et la France, les deux tiers des décès annuels concernent des personnes de plus de 80 ans. C’est assez logiquement que l’on retrouve aussi une plus grande proportion de personnes âgées se tournant vers l’euthanasie et le suicide assisté.
En Suisse, pour l’année 2017, 86,6 % des suicides assistés concernaient des personnes de plus de 65 ans. En 2018, sur les 2 357 euthanasies déclarées en Belgique, 67,1 % des patients étaient âgés de plus de 70 ans. Parmi ce groupe d’âge, la tranche d’âge de 80 à 89 ans est la plus nombreuse, comptant pour 29,9 %.
Il est à ce titre édifiant de constater que l’argument de l’âgisme vu plus haut se trouve mobilisé par les requérants qui utilisent leur âge avancé tantôt pour convaincre les médecins, tantôt pour s’indigner d’une forme de discrimination d’accès à leur encontre. En Belgique, certains médecins qui pratiquent des euthanasies constatent que les demandes émanent de plus en plus souvent de personnes très âgées qui, sans être atteintes d’une affection grave en particulier, se plaignent d’une certaine fatigue de vivre et d’une mort qui tarderait trop à venir. Or, la loi belge ne permet pas d’accéder à de telles demandes bien que cela fût objet de débats.
En Suisse, la question des affections liées à l’âge est en discussion au sein des associations d’aide au suicide depuis plus de 20 ans. L’association EXIT a ainsi introduit dans ses propres critères la « polypathologie invalidante liée à l’âge ».
En France, un taux élevé de suicide avec l’âge
Contrairement à la Belgique et à la Suisse et ainsi que l’illustrent la loi Leonetti (2014) puis la loi Cleys Leonetti (2016) – et bien que certains aient assimilé cette dernière à une loi sur l’euthanasie déguisée – la France ne s’est jusqu’ici pas engagée dans la voie du suicide assisté.
Pour autant, les personnes âgées françaises se suicident et elles se suicident plus qu’à tous les autres âges de la vie. Depuis que l’on dispose de statistiques sur le sujet, il apparaît que les taux de suicide augmentent avec l’âge.
Aujourd’hui, le taux moyen de suicide en France est de 10/100 000 mais il est de 33/100 000 pour les personnes de 75 ans et plus et supérieur à 120/100 000 pour les hommes de plus de 95 ans.
Depuis 2000, les taux de suicide en France ont diminué pour toutes les classes d’âge sauf pour les 95 ans et plus pour lesquels ils ont progressé de 9.2 points entre 2000 et 2016. Ainsi, ce sont chaque année plus de 1500 personnes de plus de 75 ans qui se suicident en France (1749 en 2014 et 1673 en 2016). Ces suicides demeurent pour autant relativement invisibilisés en France alors même que la mort des personnes âgées fut particulièrement médiatisée lors des premières vagues de Covid-19.
Ne plus « continuer à vivre »
Lorsqu’il est question de fin de la vie, les débats et les propositions de lois sont souvent alimentés par des « cas », des « affaires » ainsi qu’en témoigne la médiatisation des fins de vie de « Vincent Humbert » en 2018 et « Vincent Lambert » en 2019.
S’il n’en n’est pas de même pour le suicide assisté, c’est probablement parce que les situations dont il est question font l’objet d’un traitement médiatique plus ponctuel et non au long cours et peut-être aussi parce qu’elles concernent des personnes âgées, quand bien-même celles-ci sont des « personnalités publiques ».
David Goodall, scientifique australien, est décédé le 10 mai 2018 en Suisse par suicide assisté, ce qu’il ne pouvait faire dans son propre pays. Paulette Guinchard, ex-députée française et secrétaire d’État aux personnes âgées, a aussi choisi de mourir par suicide assisté en Suisse le 4 mars 2021. Le cinéaste Jean-Luc Godard a fait de même le 13 septembre 2022. Paulette Guinchard n’avait que 71 ans et était atteinte du « syndrome cérébelleux ». Suicidé à 104 ans, David Goodall ne souffrait d’aucune maladie en phase terminale mais jugeait que sa qualité de vie s’était détériorée et qu’il était temps de partir. Il avait fait une première tentative de suicide manqué quelques mois avant de se rendre en Suisse. La veille de son décès, il avait affirmé devant les médias « Je ne veux plus continuer à vivre ».
Enfin, Jean-Luc Godard avait 91 ans quand il est mort par suicide assisté. Alors que certains de ses proches avaient expliqué dans la presse le 13 septembre qu’il n’était pas malade mais simplement épuisé, moins de 10 jours plus tard, une contre-déclaration du coprésident d’Exit – l’association qui l’a accompagné dans son suicide – indiquait qu’il souffrait de « polypathologie invalidante liée à l’âge ».
Si ces trois cas ne doivent pas se substituer aux nombreux travaux scientifiques sur la question, ils illustrent plusieurs des questions qui se posent aujourd’hui autour de la fin de vie et du suicide assisté et notamment celle de l’accès à ce « droit ».
Pour les pays qui ont mis œuvre des dispositifs de suicide assisté (voire d’euthanasie), être atteint d’une maladie incurable ne semble plus faire débat, cependant la question d’un accès lié aux usures de l’âge s’avère complexe car la frontière entre ce qui relève du pathologique et de la sénescence n’est pas si aisée.
Alors, et c’est sans doute cela qui devient le véritable enjeu de la réflexion, se pose la question de savoir par qui et comment sont définies et surtout évaluées les conditions d’accès et notamment les dimensions relatives à ce qui est une « maladie incurable », « les polypathologies invalidantes liées à l’âge » ou une « souffrance intolérable » en particulier lorsque cette souffrance est « morale ».
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Frédéric Balard, Anthropologue, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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