Navigation sur des chaines YouTube de l'Alt-Right française. J.G/The Conversation, CC BY-NC-ND
> Nicolas Baygert, Université Libre de Bruxelles (ULB)Nul doute que les plates-formes en ligne constituent des espaces d’engagement civique et d’expression politique, plus particulièrement chez les jeunes. Les médias sociaux et les sous-cultures qu’elles renforcent remplissent une fonction non seulement d’organisation et de recrutement, mais aussi d’espace d’éducation et de socialisation politique pour adolescents et jeunes adultes.
Pour diffuser leurs idées, aux États-Unis comme en France, les influenceurs de la droite alternative « alt-right » se sont, sans surprise, approprié la grammaire et les gabarits prédéfinis de YouTube, Instagram ou TikTok.
Le terme alt-right est complexe à définir. Il peut être compris comme un terme générique désignant une coalition d’activistes en ligne opérant principalement dans les pays anglophones. Dans la recherche, l’alt-right est considérée comme une alliance englobant la culture de trolls en ligne, la mouvance masculiniste et les identitaires, avec des variations significatives des influences et des pratiques.
Sentiment de déclin civilisationnel
L’alt-right s’adresse spécifiquement aux jeunes générations partageant le sentiment d’un déclin civilisationnel corrélé aux poussées « immigrationnistes », « multiculturalistes » et plus récemment « wokistes ».
La fréquente convocation des termes de réacosphère ou de fachosphère dans le champ médiatique français atteste de l’importance accordée en France à ce phénomène. Pour Philippe-Joseph Salazar, professeur de rhétorique à l’université du Cap et auteur de « Suprémacistes. L’Enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire », le terme fachosphère désigne l’ensemble des acteurs ayant, depuis une dizaine d’années, appris à exploiter Internet et à redéployer le militantisme « grassroots », c’est-à-dire un activisme émanant de mobilisations spontanées et favorisant une organisation horizontale et participative.
En France, les médias témoignent d’un intérêt grandissant pour une nouvelle galaxie d’idéologues hexagonaux ayant dressé leur camp sur YouTube, Twitter, ou TikTok. Ceux-ci mènent une lutte métapolitique d’inspiration gramscienne – l’idée que le combat se mène d’abord sur le terrain culturel – avec pour objectif de développer un imaginaire alternatif, capable de rivaliser avec le « politiquement correct » véhiculé par les médias mainstream.
Faire un « contre Canal+ culturel »
Dans une interview datant de 2018, le youtubeur, pamphlétaire et influenceur d’extrême droite Papacito, évoquait déjà sa volonté de « faire un contre Canal+ culturel. Qui soit aussi fun, mais porteur d’ide?es patriotes et plus re?actionnaires ».
À mille lieues du duo de youtubeurs stars Mcfly et Carlito, à l’humour potache dépolitisé (ce qui ne les a pas empêchés d’être reçus à l’Élysée), les influenceurs de l’alt-right française véhiculent des messages politiquement chargés : opération de « reconquista idéologique » à travers des tutoriels « lifestyle » masculinistes et volonté affichée de renouer avec un art de vivre enraciné, libéré de sa tutelle « woke ».
Proposant une socialisation politique alternative aux jeunes électeurs, les idéologues des réseaux oscillent entre parcours « en solo » et activisme coordonné. Le casque vissé sur les oreilles, le youtubeur Raptor, commente l’actualité dans ses « Raptor Talks » (capsules dépassant régulièrement les 600 000 vues) à grand renfort de mèmes. Son credo ? « Une revue d’actualité avec une bonne grosse dose de haine », comme il le dit lui-même.
Les codes de la dissidence s’américanisent
Comme le note le journaliste Paul Conge, auteur d’une enquête sur les « Les Grand-remplacés », ces figures se sont habilement fondues dans la LOL-culture, « gameuse », née sur les forums très fréquentés de jeuxvideo.com.
On remarquera au passage que les codes de la dissidence s’américanisent. Le discours « patriote » jadis francocentré s’efface régulièrement au profit d’un humour transgressif franchisé : ressorts humoristiques « netflixisés », icônes alt-right globalisées (à l’instar de « Pepe the frog »).
Aux États-Unis, cette mouvance alt-right a produit une sémantique propre au groupe avec des termes comme cuckservative (conservateur cocu, c’est-à-dire assujetti au « politiquement correct ») ou « SJW » (social justice warrior, « guerrier de la justice sociale », issu du camp progressiste).
TikTokeurs identitaires
Le pseudonyme d’Estelle RedPill, influenceuse d’extrême droite, renvoie également à la pilule rouge du film Matrix (1999), censée dévoiler le réel. Très médiatisée cette année, bien que récemment bannie de TikTok
On notera que le processus de production de contenu simplifié et favorable aux mèmes, ainsi que l’extrême jeunesse des utilisateurs, font de TikTok un terrain particulièrement fertile pour l’observation des engagements des jeunes, comme l’indique cette étude récente.
Dans une autre recherche sur l’utilisation de TikTok par l’extrême droite [« Far-right »], Gabriel Weimann et Natalie Masri épinglent la page « For You » de ce réseau social.
Dans leur étude, les chercheurs ont constaté qu’après avoir visionné des vidéos d’extrême droite, la page « For You » commençait à recommander des vidéos similaires basées sur le contenu visionné, alors qu’ils n’interagissaient avec aucun de ces utilisateurs et ne les suivaient pas.
TikTok pourrait de ce fait amener les jeunes utilisateurs qui commencent à être exposés à ce type de contenu (parfois par accident) à visualiser quantité de ces mêmes vidéos dans le futur, offrant à cette plate-forme un haut potentiel métapolitique.
Convivialité gaillarde
D’autres acteurs choisissent de s’inscrire dans une dynamique collaborative. Papacito et l’ancien président du Front national de la jeunesse, l’essayiste Julien Rochedy, signent ainsi un ouvrage commun.
Ces deux figures sont régulièrement accueillies par Baptiste Marchais sur sa chaîne YouTube « Bench & Cigars », aux 234 000 abonnés, diffusant des idées de droite identitaire, sous couvert d’humour et de bonne chère.
Cette dynamique conversationnelle fonctionne sur le principe de l’hypertexte : des contenus renvoyant vers d’autres contenus, consolidant de la sorte un corpus référentiel (culturel, historique et spirituel) commun. Une convivialité gaillarde qui se distingue notamment par l’expression d’une grivoiserie fustigeant l’esprit de sérieux du camp d’en face.
Citons, à titre d’exemple, cette vidéo récente postée sur YouTube (dépassant les 700 000 vues) dans laquelle les protagonistes susmentionnés décortiquent
L’interaction entre ces acteurs suit une logique « socio-sémiotique ». La « socio-sémiotique » conçoit les productions signifiantes d’un ensemble d’acteurs comme un processus réflexif plus complexe par lequel ils organisent le monde et s’organisent en son sein – une dynamique d’association se présentant ici sous l’aspect d’une camaraderie numérique.
Dans son article sur l’alt-right américaine, Philippe-Joseph Salazar démontre comment celle-ci parvient à rassembler une communauté d’acteurs et un collectif d’auteurs esquissant les contours d’une « communauté [fellowship] de discours » tournée vers l’avenir.
Dans son dernier
Gettr, nouveau réseau de l’alt-right
Enfin, pour maintenir le lien avec son audience agrégée, l’objectif de cette nébuleuse en voie de consolidation est de s’immuniser contre toute possibilité de censure de la part des plates-formes.
Le risque – réel – a récemment convaincu certains acteurs à rejoindre Gettr (voir à ce sujet l’analyse de France Inter), un réseau social créé par un ex-conseiller de Donald Trump et présenté comme un lieu « indépendant des grands médias, indépendant de la “cancel culture” et embrassant la liberté d’expression ».
À côté de l’équipe de campagne d’Éric Zemmour, d’ores et déjà présente sur ce réseau, on y retrouve justement Baptiste Marchais et Papacito. Cette migration numérique d’une « diaspora alt-right » vers d’autres plates-formes est plus que jamais susceptible d’accroître le phénomène de sécession de la « réacosphère », à savoir la dislocation d’un espace public en ligne en chambres d’écho autoréférentielles ; d’écosystèmes médiatiques en vase clos soumis, de part et d’autre, aux biais de confirmation et au renforcement idéologique.
Nicolas Baygert, Maître de conférences à l'Université libre de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.