Avec son album country, Beyoncé questionne la dimension raciale des genres musicaux aux États-Unis
Elsa Grassy, Université de StrasbourgUn coup d’État musical. C’est ainsi qu’on pourrait décrire le succès des deux derniers titres de Beyoncé,
Coup d’État, parce que ces premiers extraits de Cowboy Carter et les codes visuels qui l’entourent indiquent clairement que le deuxième « acte » de la trilogie entamée en 2022 avec l’éponyme Renaissance est une réappropriation de la country, genre qu’on associe souvent à une Amérique blanche conservatrice et parfois même raciste, sexiste et identitaire.
Les réactions qui ont entouré cette sortie révèlent à quel point, aux États-Unis, les genres musicaux, unités structurantes de l’industrie musicale, comprennent une dimension raciale, ce qui explique que Beyoncé soit la seule femme noire à s’être hissée à la première place du Hot Country 100 du magazine Billboard.
Résistance de l’industrie musicale
Il faut dire que l’arrivée de ces singles ne fut pas sans remous. Dès leur sortie, des internautes rapportaient sur Twitter que des stations de radio spécialisées dans la country refusaient de les diffuser,
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Si le distributeur Sony a rapidement rectifié le tir, en
Le précédent Lil Nas X
Rappel des faits : fin mars 2019, ce morceau de Lil Nas X monte à la 19e place du classement country de Billboard, avant d’en être exclu abruptement. Le magazine explique son geste dans un communiqué, arguant que la chanson ne « contient pas assez d’éléments de la country d’aujourd’hui » pour rester dans ce classement.
La justification ne passe pas : depuis les années 2000, ce genre est très influencé par le rap, au point que le country-rap, ou « hick hop », s’est glissé en haut des charts et dans les répertoires de stars comme
Ce ne serait donc pas le rap qui « gênerait » musicalement, et la sortie
Cela semble suggérer que les rappeurs peuvent accéder aux charts country, à condition qu’ils soient chaperonnés par un chanteur blanc. L’historien Charles Hughes résume alors la situation dans le Los Angeles Times : « Quand les gens se plaignent du fait que la country vire pop, ce qu’ils veulent souvent dire, c’est qu’elle est trop noire ».
Aux origines de la country
Vue de France, cette déclaration pourrait paraître exagérée. Pourtant elle reflète tout à fait les mécanismes qui ont présidé à la création de la country comme genre musical au début du XX? siècle. Ceux-ci sont inséparables de la mise en place d’une ségrégation musicale entre, d’un côté, les « race records » regroupant les musiques « noires » (blues, gospel et jazz, entre autres) et, de l’autre, ce qui deviendra la country, appelée alors « hillbilly music » ou « old-time tunes » présentée elle comme blanche, par opposition.
Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un état de fait, mais d’une construction, orchestrée par deux groupes professionnels : les folkloristes et l’industrie musicale.
Les premiers recherchent, dans des endroits qu’ils estiment reculés, la trace de traditions préservées du monde moderne, à l’image de l’Américain John Lomax ou de l’Anglais Cecil Sharp, qui considérait que la musique des Appalaches avait mieux conservé le génie de la race anglo-saxonne (lire : « blanche ») que l’Angleterre industrielle de la fin du XIX? siècle.
Les seconds, après le succès financier inattendu du disque de Mamie Smith « Crazy Blues » en 1920, se lancent à la conquête du public noir, puis du public rural, jusqu’alors négligés par Tin Pan Alley, la machine à hits new-yorkaise, entre la fin du XIX? siècle et le début du 20?.
A une époque où les disques servent avant tout à stimuler les ventes de phonographes dans les magasins de meubles, ségrégués, l’industrie musicale pense qu’elle augmentera ses bénéfices en concevant une offre racialement ciblée.
Les Afro-Américains exclus progressivement de la country
Cela ne se fera qu’au prix de nombreuses manipulations. Les folkloristes les rêvent comme une population protégée de la modernité et de sa corruption, mais les musiciens ruraux du Sud, quelle que soit la couleur de leur peau, ont un répertoire très large et jouent souvent ensemble, y compris la variété de l’époque.
Qu’à cela ne tienne : comme les folkloristes, le personnel des maisons de disques fait le tri, n’enregistrant que ce qui semble traditionnel et correspond à l’origine ethnique des artistes. Lorsque le morceau ne colle pas, mais qu’il est trop bon pour être rejeté, on maquille l’origine des artistes en leur donnant des pseudonymes.
Progressivement, les diverses médiations de la musique – image, textes, pratiques – excluent les Afro-Américains de l’univers de la country, consolidant ainsi une division raciale arbitraire, à laquelle se conforment les musiciens par nécessité économique. Elle se poursuivra sous diverses formes, plus discrètes, après la Seconde Guerre mondiale.
C’est donc cette composante raciale du genre que taquine la sortie de Cowboy Carter, en réclamant le droit à la country des artistes afro-américains et, par là-même, leur légitimité à revendiquer une identité sudiste, mouvement associé au « hee haw agenda » – onomatopée qui imite le hi-han de l’âne et qu’on retrouve dans bon nombre de chansons country – dont on trouve un écho dans la résurgence de la figure du cowboy noir et des productions culturelles récentes comme le film Nope de Jordan Peele.
Il est un peu triste de penser qu’il aura suffi d’un coup de baguette magique de Beyoncé pour ouvrir le mainstream aux artistes afro-descendants et surtout afro-descendantes qui, depuis un mois, ont vu les chiffres de leur streaming enfler considérablement, après des décennies d’efforts.
Les choses avaient commencé à bouger sous l’influence du mouvement Black Lives Matter, avec la création du Black Banjo Reclamation Project par exemple, puis avec les prises de conscience entourant le meurtre de George Floyd en 2020 et, la même année, la mort de Charley Pride, une des seules stars noires du genre.
Sous cette impulsion, en 2021, la journaliste musicale et manager afro américaine autoproclamée « perturbatrice de la musique country » Holly G créait le Black Opry, un site dédié à augmenter la visibilité de la country noire. Signe qu’une dynamique s’était mise en place, le New York Times consacrait un article à la nouvelle génération d’artistes folk et country noirs en novembre dernier.
En finir avec le mythe d’une country exclusivement blanche
Aussi Beyoncé a-t-elle pris soin de s’entourer d’artistes reconnus dans le genre, dont certains militent depuis des années pour que le mythe d’une country exclusivement blanche explose.
En témoigne la présence de Robert Randolph à la guitare hawaïenne sur « 16 Carriages » et de Rhiannon Giddens au banjo et à l’alto sur
Titulaire d’un prix Pulitzer pour l’opéra Omar et de la très prestigieuse « Genius Grant » de la MacArthur Foundation pour son travail de vulgarisation historique, cette multi-instrumentaliste
Créé dans les Caraïbes par les Africains réduits en esclavage, cet instrument, lorsqu’il arrive aux États-Unis, est clairement identifié comme afro-américain et le reste
A partir de ce moment-là, avant même la country, le banjo devient un signifiant du Sud blanc,
Reste à savoir si l’effet Beyoncé aura des répercussions durables sur la popularité des artistes country afro-descendants, en les installant une fois pour toutes dans le mainstream, et s’il débouchera sur des récompenses musicales dans ce genre dont les frontières sont si bien gardées. Sachant que « Texas Hold’Em » et « 16 Carriages » ont plus de succès sur les plates-formes de streaming que sur les ondes des radio country, les jeux ne sont pas encore faits, bien que les cartes soient déjà clairement sur la table.
Elsa Grassy, Maîtresse de conférences en études états-uniennes, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.