Le livre « Les Fossoyeurs » a révélé début 2022 des problèmes structurels qui n’apparaissent pas dans les évaluations extrafinancières de l’opérateur privé d’Ehpad. Max Pixel, CC BY-SA
Michelle van Weeren, Université Paris Dauphine – PSLL’affaire Orpea montre une fois de plus que les notations ESG, pourtant censées refléter la performance environnementale, sociale et de gouvernance des entreprises, n’arrivent pas à communiquer une information fiable qui permette d’identifier d’éventuels problèmes dans ces domaines. Orpea, entreprise privée spécialisée dans la gestion d’Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), se vantait dans son rapport RSE (responsabilité sociétale et environnementale) 2021 d’une belle progression dans les classements proposés par certaines agences, alors que le livre « Les Fossoyeurs » du journaliste d’investigation Victor Castanet, publié en 2022 après trois ans d’enquête de terrain, dévoile des problèmes structurels conduisant à des cas de maltraitance des personnes âgées.
Ce n’est pas la première fois que les notations ESG se révèlent incapables de détecter des controverses chez des entreprises : BP était bien notée en termes de responsabilité sociale juste avant l’explosion de sa plate-forme pétrolière Deepwater Horizon en 2010, Volkswagen aussi avant que le scandale « Dieselgate » n’éclate en 2015, et en 2019, La Poste s’était vue décerner le meilleur score jamais attribué par l’agence de notation ESG Vigeo-Eiris, la même année où un reportage d’Envoyé Spécial dénonçait une vague de suicides.
Dans le même temps, les notations ESG sont également critiquées pour leur faible comparabilité, attribut central pour une information destinée à être utilisée par des investisseurs. Ainsi, une étude publiée en 2019 par des chercheurs du MIT révèle des écarts importants entre les notations des principales agences de notation pour les mêmes entreprises.
Il paraît donc que les notations ESG sont confrontées à un double échec : elles n’arrivent ni à dévoiler une quelconque « réalité » sur les pratiques des entreprises, ni à proposer une information utilisable pour leur clientèle. Notre enquête de terrain réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat explique en quoi connaître la véritable performance des entreprises et produire une information utilisable dans le cadre de transactions financières classiques repose sur une impossible réconciliation.
« Les agences mélangent tout ! »
Les notations ESG sont traitées par les investisseurs comme des reflets d’une performance extrafinancière qu’il s’agirait de prendre en compte en complément à la performance financière des entreprises. Une chargée des affaires institutionnelles dans une agence de notation ESG précise :
« L’analyse financière regarde uniquement le risque de solvabilité, si l’entreprise est rentable à court/moyen/long terme, sur des critères purement objectifs de ratios financiers. Nous, on essaie de regarder la performance de l’entreprise sur d’autres types de risque, comme sa gestion du capital humain, sa sécurité, sa réputation, etc. »
Or, contrairement à la performance financière, la performance extrafinancière est composée d’aspects hétérogènes, complexes, parfois contradictoires. Ce sont des informations que les investisseurs n’ont pas l’habitude de regarder. La promesse des agences de notation est donc d’identifier ces éléments, d’apprécier la performance des entreprises les concernant, et de les traduire dans un langage qui parle aux investisseurs.
Puisque ces derniers ont l’habitude de se fonder sur des indicateurs simples qui agrègent plusieurs facteurs en une note unique, comme c’est le cas pour les notations crédit, la performance des entreprises dans les domaines environnementaux, sociaux et de gouvernance est également agrégée dans un unique score « ESG ». Un directeur de recherche dans une agence de notation ESG reconnaît que cette situation pose problème :
« C’est un travers qui se retrouve même au sein de l’industrie ESG. La note que fournissent les agences au global, finalement, c’est quoi ? C’est un mélange d’indicateurs, de politiques managériales et de controverses… Elles mélangent tout ! »
Pour les analystes, il peut être difficile d’identifier les signaux faibles d’une controverse à venir dans un tel mélange, car la grande quantité de critères conduit facilement à noyer le poisson. Certains en sont conscients mais savent aussi que, pour répondre aux demandes de leurs clients, la nuance doit parfois être sacrifiée pour pouvoir proposer une information simple à comprendre et à communiquer.
Forcément, résumer en un score unique la diversité des pratiques, de l’égalité salariale homme-femme aux mesures de réduction de gaz à effet de serre en passant par la protection des lanceurs d’alerte, constitue une affaire délicate. Les manières de faire ne sont d’ailleurs pas les mêmes d’une agence à une autre, ce qui explique les problèmes de comparabilité entre les notations.
Baisse de qualité
La plupart des agences de notation ESG « historiques » ont développé leurs méthodologies d’analyse autour d’une volonté de produire des analyses de qualité, c’est-à-dire des analyses « profondes » qui intègrent une grande diversité de thématiques. L’objectif était initialement de proposer à la minorité d’investisseurs qui s’y intéressait des analyses détaillées de la responsabilité des entreprises.
Or, depuis que l’ESG a suscité l’intérêt des investisseurs « mainstream », les besoins en termes de nombre d’entreprises évaluées sont beaucoup plus élevés, ce qui a eu des implications importantes sur les agences historiques et le temps qu’elles passent à réaliser les analyses. Mécaniquement, pour pouvoir produire en quantité, elles ont dû baisser la barre en termes de profondeur des analyses, comme le reconnaît le directeur de recherche :
« Les quatre grandes agences de notation se sont livrées à une concurrence d’enfer les 10 dernières années, par sur la méthode, sur la couverture. Moi, je l’ai vécu […] Il y a une dynamique de marché qui n’a pas porté la qualité vers le haut. Ça, c’est indéniable ».
Cela signifie donc que ces analystes, contrairement au journaliste Vincent Castanet, n’ont pas la possibilité conduire des enquêtes de terrain approfondies chez les entreprises. Cela prendrait beaucoup trop de temps, alors que les investisseurs ont besoin de notations à jour et de couvertures larges. Les analystes n’ont donc pas d’autre choix que de se baser sur les données autodéclarées par les entreprises sans pouvoir vérifier leur véracité.
Une régulation à renforcer
Un dernier obstacle à la production d’analyses capables de refléter ce qui se passe véritablement dans une entreprise est que les analystes ESG doivent garder en tête que l’objectif pour un investisseur est de pouvoir comparer la performance des entreprises entre elles, ou d’apprécier l’évolution de la performance d’une entreprise dans le temps. Pour pouvoir produire des analystes comparables, il faut que les méthodologies soient stables dans le temps.
Mais la stabilité d’un cadre conceptuel ne permet pas toujours de saisir des événements surprenants et donc de produire des informations pertinentes. La professeure en gestion Jennifer Howard-Grenville de l’université de Cambridge dénonce ainsi la tendance des notations ESG à trop se focaliser sur des indicateurs facilement mesurables, ce qui peut rendre invisibles des problèmes plus complexes. La Poste avait ainsi reçu une bonne notation ESG en 2019 grâce à, entre autres, son taux d’employés en situation d’handicap et la croissance de sa flotte de véhicules électriques. Les problèmes sociaux qui y régnaient étaient plus difficiles à percevoir et étaient donc passés sous le radar.
Les notations ESG se basent donc sur l’impossible réconciliation entre la promesse d’une information fiable sur ce qui se passe « réellement » dans les entreprises, afin de compléter l’analyse financière en prenant en compte d’autres sources de risque, et la production d’une information utilisable pour les investisseurs.
Pour qu’une information soit utilisable dans les transactions financières classiques, il faut qu’elle ait les mêmes caractéristiques que les autres informations sur lesquelles se basent ces transactions, c’est-à-dire qu’elle soit simple et rapide à utiliser, comparable dans le temps et entre entreprises, et couvrant une quantité importante de titres. Or, traduire les informations extrafinancières de telle manière qu’elles possèdent ces caractéristiques implique forcément une perte de nuance et pourrait conduire à rater certains aspects majeurs. Comme une maltraitance systématique dans des maisons de retraite.
S’il n’est pas possible de résoudre complètement les causes de cette impossible réconciliation, il est possible de renforcer la régulation sur la qualité des notations ESG. Car comme l’a noté Christophe Revelli, professeur à Kedge Business School dans une intervention récente à France Culture, si les dynamiques de marché ont provoqué une pression sur les agences de notation en termes de couverture, la régulation n’a pas encore suffisamment suivi en termes de protection de la qualité des analyses.
Actuellement, la Commission européenne travaille sur le renforcement des contraintes de reporting extrafinancier pour les entreprises cotées, qui devront prochainement donner plus de détails sur l’impact de leurs activités sur les enjeux environnementaux et sociaux, au-delà de l’impact de ces enjeux sur leurs activités.
Dans le même temps, la régulation SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) renforce les obligations pour les acteurs financiers qui proposent des fonds d’investissements commercialisés comme « ESG ». Ces nouvelles contraintes à venir visent non seulement à empêcher les entreprises à cacher des impacts négatifs, mais aussi à aider les analystes à produire des analyses à la fois plus proches de la « réalité » des entreprises et utilisables pour les investisseurs.
Cet article a été rédigé sous la supervision de Frédérique Dejean, professeur agrégée des universités en sciences de gestion à l’Université Paris-Dauphine.
Michelle van Weeren, Docteure en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.