Depuis 2010, des habitants de Seine-Saint-Denis proposent bénévolement des balades pour donner une image authentique de leur quartier. France 24 a suivi Michel, qui guidait Marylou à Saint-Denis.
10 h, bouche de métro Basilique de Saint-Denis, ligne 13. En ce mardi 21 août, Michel Moisan, sympathique retraité aux lunettes bleues, a rendez-vous avec Marylou, une Américaine qu’il va guider bénévolement dans la ville de Saint-Denis. Tout ce que Michel sait d'elle à ce stade, c'est qu'elle a entre "65 et 75 ans" et qu'elle porte "une robe rayée". Michel est un "greeter", un bénévole qui propose des balades sur mesure de "son" quartier sur un mode amical.
Le phénomène "greeter" est né à Manhattan au début des années 1990, à l’initiative de Lynn Brooks. Agacée par la réputation de ville dangereuse et inaccessible de New York, l’Américaine a voulu faire connaître son quartier de manière authentique, loin des lieux incontournables figurant dans tous les guides touristiques. Avec 1 600 bénévoles dans plus de 85 villes et régions, la France est le pays où cette forme de tourisme alternatif à but non lucratif a le mieux pris. L’association Paris Greeters a vu le jour en 2006, mais ce n’est que depuis 2010 que des balades sont proposées en Seine-Saint-Denis.
Alors que Marylou tarde à arriver – elle s'est trompée de métro –, Michel Moisan confie être un peu nerveux : en remplissant le formulaire sur Greeters.paris, la touriste avait dit vouloir faire une balade à Paris mais n’avait pas spécifiquement mentionné Saint-Denis. C’est le gestionnaire de balades qui a sélectionné Michel sur des critères de tranche d’âge, de centres d’intérêts, de langue et de disponibilité. Il craint que sa visiteuse ne soit pas prête à une visite si éloignée du Paris carte postale qu’ont en tête beaucoup de touristes. "Si c’est une Américaine qui ne regarde pas Fox News, ça ira", souffle-t-il mi-sérieux, mi-amusé.
Une ville trop connue "pour de mauvaises raisons"
De fait, la ville de Saint-Denis, et plus globalement le département de la Seine-Saint-Denis, ne sont pas des destinations prisées par les voyageurs. Même le clou touristique de la ville, la fameuse basilique nécropole des rois de France, qui accueille 130 000 visiteurs par an, fait pâle figure face aux 13 millions de touristes qui visitent Notre-Dame de Paris chaque année, à seulement cinq kilomètres de là.
Surtout, après les émeutes urbaines de 2005, la Seine-Saint-Denis a longtemps été un emblème des maux des banlieues françaises. Une mauvaise publicité qui peut refroidir certains… et en attirer d’autres pour "de mauvaises raisons", selon Michel Moisan. Il a ainsi vu débarquer, il y a quelques années, un couple d’universitaires américains à la retraite venus dans le "93" pour voir "tout ce qui avait brûlé". L’attentat du Stade de France et le fait que le commando du 13-Novembre se soit replié dans un appartement de Saint-Denis avant l’assaut du Raid, le 18 novembre 2015, ont aussi alimenté une certaine image dans le monde entier. Un an plus tard, le Figaro Magazine déclenchait une vive polémique en taxant Saint-Denis de "Molenbeek-sur-Seine".
"En la faisant connaître mieux, j’ai l’impression de rendre service à la ville", se félicite Michel avant d’accueillir Marylou par une poignée de main chaleureuse. Confuse de son retard, l'élégante Américaine aux cheveux gris explique être une ancienne travailleuse sociale ; elle vit dans le Delaware, un État de la côte est des États-Unis. Arrivée à Paris la veille, elle vient directement de son Airbnb situé dans le très chic 7e arrondissement de la capitale.
La balade commence devant la basilique, où le tête-à-tête entre le Français et l’Américaine contraste avec le groupe de 40 personnes qui tendent l’oreille pour écouter un guide professionnel sur le parvis. Rapidement, Michel Moisan emmène Marylou loin des quelques grappes de touristes pour lui faire découvrir un étonnant immeuble à la façade anguleuse. Des années 1960 aux années 1980, le centre-ville de Saint-Denis a été un lieu d’expérimentation pour les architectes s’intéressant au logement social. Devant le bâtiment aux formes improbables, Michel lance : "Je crois qu’il faudrait forcer les architectes à vivre un an dans les immeubles qu’ils construisent". Quand Michel précise qu’il existe plus loin un autre îlot plus facile à vivre pour les habitants, Marylou relève en riant : "C’est parce celui-là a été dessiné par une femme".
Michel poursuit la balade devant l’ancien siège du journal L'Humanité, dessiné par l'architecte brésilien Oscar Niemeyer, en soulignant le contraste moderne/ancien avec la basilique toute proche.
Après un passage devant la maison d'éducation de la Légion d'honneur, Michel entraîne Marylou dans l’ancien couvent des Ursulines : derrière une porte verte que le passant lambda croit fermée au public, se cache un ensemble de bâtiments en pierre agrémentés de petits jardins. Un air de campagne inattendu en plein centre-ville.
"Une goutte d'eau dans le tourisme parisien"
Comme il le ferait avec une amie, tout au long de la promenade, Michel dévoile ses liens avec le quartier : l'école de sa fille, l'immeuble où vivent ses amis, la meilleure pâtisserie de la ville selon lui.
Si Michel a à cœur de montrer les bons côtés du quartier dans lequel il a vécu pendant 25 ans, il n’élude pas pour autant ses difficultés, notamment la paupérisation et le communautarisme grandissant. Même s’il a quitté Saint-Denis pour Asnières il y a quatre ans, il revient ici plusieurs fois par semaine car il y a toujours une partie de sa vie sociale : "Ce n’est pas moi qui ait quitté Saint-Denis, c’est Saint-Denis qui m’a poussé à partir".
La visite se termine dans l’effervescence du marché, entre les jupes à 2 euros et les étals de viande halal. "Je dis toujours que l’on peut arriver nu ici et repartir avec tout ce qu’il faut pour s’habiller et faire la cuisine", plaisante Michel. Marylou prend congé de son greeter, ravie de l’expérience : "Je me vois moins comme une touriste que comme une voyageuse. C’est important pour moi de rencontrer des locaux et de voir comment les gens vivent vraiment. Cela m’a fait penser à certains quartiers de l'est de Londres". Tous les deux repartent en métro : Marylou file vers le musée d’Orsay, non sans avoir téléchargé l'appli de la RATP, sur les conseils de son greeter. Quant à Michel, il rentre chez lui à Asnières. La semaine prochaine, il sait déjà qu’il accueillera à Saint-Denis un couple de Canadiens.
Mais le tourisme en Seine-Saint-Denis reste l’apanage des curieux qui aiment sortir des sentiers battus. Michel, qui est le plus actif des cinq greeters dans le 93 avec une trentaine de balades par an, en est bien conscient : "Nous sommes une goutte d’eau dans le tourisme parisien".
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