Photographie du site archéologique au pied de la falaise d'Asperillo en Espagne où ont été trouvées les empreintes. E. Mayoral, Fourni par l'auteur
À qui appartiennent ces empreintes de pieds vieilles de 300 000 ans ?
Jérémy Duveau, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Au cours de leurs recherches sur l’évolution humaine, les paléoanthropologues se concentrent généralement sur des restes osseux fossilisés. Toutefois, un autre type de vestige est de plus en plus utilisé : les empreintes de pieds laissées par nos ancêtres et conservées à travers le temps. À la différence des restes osseux, les empreintes ouvrent une fenêtre sur de brefs moments de vie d’individus disparus. Par cette échelle temporelle très particulière, leur étude fournit de nombreuses informations inédites sur les comportements locomoteurs mais aussi la composition de groupes ayant vécu il y a des centaines de milliers voire millions d’années. Malheureusement, les empreintes de pieds fossiles sont particulièrement rares du fait de leur fragilité. Quand elles sont découvertes, un véritable travail d’enquête commence.
En 2020, 87 empreintes de pieds ont été découvertes au pied de la falaise d’Asperillo sur la côte de l’espace naturel de Doñana, au sud-ouest de l’Espagne.
Lors de la première étude de ces empreintes, publiée dans la revue Scientific Reports en 2021, nous avions montré qu’elles avaient été laissées par un groupe composé d’enfants, d’adolescents et d’adultes. Afin d’estimer l’âge des individus à partir de leurs empreintes de pieds, nous avions utilisé des données expérimentales. Des participants d’âges variés avaient laissé des empreintes dans un sol similaire à celui de Doñana. Les empreintes ont ensuite été mesurées et des relations statistiques avaient été établies entre les dimensions des empreintes et leurs caractéristiques biologiques comme leur taille ou leur âge. Ces relations ont alors été appliquées aux empreintes fossiles qui avaient été mesurées.
Par ailleurs, l’orientation de ces empreintes vers des traces animales (oiseaux, cerfs, bovins…) laissait penser à d’éventuels comportements de chasses de la part de ce groupe préhistorique.
L’une des questions était de savoir quelle espèce humaine avait laissé ces empreintes. Dans la plupart des cas les empreintes de pieds ne sont pas associées à une espèce sur la base de critères anatomiques, comme le sont les restes osseux fossiles, mais à partir du contexte chronologique. C’est pourquoi nous avions attribué ces empreintes à des Néandertaliens sur la base de la seule référence temporelle disponible, une date de 106 000 ans obtenue lors d’une étude du site au milieu des années 2000. Une telle attribution se justifiait car les Néandertaliens étaient la seule espèce connue à occuper la péninsule ibérique et plus largement l’Europe de l’ouest à cette date.
De nouvelles datations
Cependant, en continuant l’étude de ce site, nous avons procédé à un échantillonnage du sol où ont été découvertes les empreintes afin d’obtenir des datations plus précises. Les résultats de cette étude publiés en octobre dans la revue Scientific Reports sont surprenants : le sol n’est pas daté de 106 000 mais de 296 000 ans. Les empreintes sont donc beaucoup plus vieilles qu’estimées. Cette différence dans les dates obtenues est non seulement due aux avancées méthodologiques dans les techniques utilisées mais également à la position des échantillons datés se focalisant davantage sur le niveau des empreintes que les toutes premières datations qui avaient été précédemment utilisées.
La nouvelle datation a placé les empreintes dans un nouveau contexte géographique et environnemental. Le continent européen était sur le point de subir un changement climatique radical il y a 300 000 ans. Des conditions relativement chaudes faisaient place à des conditions beaucoup plus froides, précurseur d’une ère glaciaire. À cette époque, le niveau de la mer sur le continent européen était en moyenne 60 mètres en dessous de son niveau actuel. Le littoral du sud-ouest de l’Espagne était alors à 20 ou 25 kilomètres au large de sa position actuelle.
Outre ces changements environnementaux et géographiques, cette nouvelle chronologie est à l’origine d’une question essentielle : est-ce que des Néandertaliens ont vraiment réalisé ces empreintes ?
De nouveaux suspects
Pour répondre à cette question, il a fallu se pencher sur les archives paléontologiques pour savoir quelle espèce était présente il y a 296 000 ans au cours de la période appelée le Pléistocène moyen. Selon les paléoanthropologues, les individus ayant vécu au cours de cette époque appartenaient à la « lignée néandertalienne ». Une « lignée » comme la « lignée néandertalienne » ou la célèbre « lignée humaine » est composée de plusieurs espèces apparentées. La « lignée néandertalienne » est ainsi composée des Néandertaliens, aussi appelés Homo neanderthalensis, et d’une espèce plus ancienne, Homo heidelbergensis,dont certains seraient à l’origine des Néandertaliens.
Malheureusement, les restes osseux fossiles datant de cette période sont relativement pauvres et dispersés non seulement temporellement mais aussi géographiquement. Ils montrent cependant que les premiers Néandertaliens et les derniers Homo heidelbergensis étaient tous les deux présents en Europe lorsque les empreintes de Doñana ont été réalisées. Les autres sites où des empreintes de pieds ont été découvertes ne sont pas d’une grande aide. En effet, dans tout le Pléistocène moyen européen, seuls quatre sites ont livré des empreintes : Terra Amata en France (380 000 ans), Roccamonfina en Italie (345 000 ans), Biache-Vaast en France (236 000 ans) et Theopetra en Grèce (130 000 ans). Alors que les empreintes des deux premiers sites ont été attribués à Homo heidelbergensis, celles des deux suivants ont été attribuées à Homo neanderthalensis.
La présence de deux espèces en Europe au cours de cette période rend complexe une attribution des empreintes de Doñana à l’une ou l’autre de ces espèces. Une option serait de comparer les caractéristiques reflétées par les empreintes de pieds à l’anatomie des pieds des deux espèces pour savoir de quelle espèce elles se rapprochent le plus. Toutefois, les restes de pieds datant du Pléistocène moyen ne sont que peu connus. Ils sont presque tous issus du site espagnol de Sima de Los Huesos près d’Atapuerca et apparentés à Homo neanderthalensis. Par ailleurs, ces restes sont très fragmentaires et aucun pied complet n’a été retrouvé pour le moment. En outre, la morphologie d’une empreinte ne résulte pas uniquement des caractéristiques anatomiques mais aussi d’autres facteurs comme la nature du sol (son humidité, sa granulométrie, sa minéralogie…). Il est donc rare de trouver des empreintes de pieds reflétant des caractéristiques anatomiques parfaitement conservées (traces des orteils, voûte plantaire…) encore plus dans les milieux dunaires comme à Doñana où les empreintes peuvent être endommagées et détruites par l’action du vent et des marées.
L’attribution de ces empreintes à l’une ou l’autre espèce est également compliquée par l’absence de consensus chez les paléoanthropologues concernant la lignée néandertalienne et la définition d’Homo heidelbergensis. Différents modèles d’évolution ont été proposés, mais cette question est encore loin d’être résolue, étant donné la rareté des archives fossiles et la complexité des relations évolutives soulignées par les dernières études sur l’ADN ancien.
Ainsi, les empreintes de pieds de Doñana ont probablement été laissées par des individus appartenant à la lignée néandertalienne. Savoir qui des Néandertaliens ou de leurs ancêtres apparentés, les Homo heidelbergensis, ont laissé ces traces est une question encore ouverte. Malgré ces incertitudes, le site de Doñana complète nos connaissances sur les occupations humaines en Europe au cours du Pléistocène et sur notre évolution.
Cet article a été co-écrit par Eduardo Mayoral Alfaro, Ana Santos, Antonio Rodríguez Ramírez, Asier Gomez-Olivencia, Ignacio Díaz-Martínez, Jorge Rivera Silva, Juan Antonio Morales et Ricardo Díaz-Delgado.
Jérémy Duveau, Chercheur associé, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.